« La vulgarité de leurs interventions télévisées me révulse, ils font des choses importantes mais ils disent beaucoup de bêtises et dégagent une image violente » : c’est ce que L., maître de conférences à l’université des Andes à Mérida, pense des chavistes. L’une de ses collègues enchérit : « ils ne savent pas s’exprimer. À l’école des officiers on n’apprend pas à s’exprimer en bon espagnol. Je suis incapable d’être « chaviste », leur façon de parler ne me convient pas, je ne suis pas d’accord avec eux sur certaines choses et je ne fais pas confiance à leurs ministres. Mais si je devais choisir entre eux et l’opposition ? La question ne se pose même pas ! Jamais de la vie je ne soutiendrai l’opposition ! Ce sont des voleurs qui veulent maintenir tout le monde dans la pauvreté. Ils parlent de démocratie mais ne respectent pas le peuple. Contrairement à la plupart des universitaires, je viens d’un milieu modeste. Ma mère a quitté le lycée avant le bac et elle adore Chavez. Elle a une photo de lui et elle dit qu’il est le premier Président à respecter le peuple. Elle a raison ! ». Cette conversation qui s’est déroulée en marge d’un congrès universitaire en 2004 est typique de mes rencontres avec des collègues vénézuéliens ces quatorze dernières années : peu importe où on commence, on aborde très vite la question de Chavez et de son régime.
Chavez était un personnage clivant, c’est peut-être le seul point sur lequel tout le monde pourrait être d’accord. Il est probable que son arrivée au pouvoir en 1998 ait ouvert une nouvelle ère dans l’histoire politique de l’Amérique latine et on peut même avancer que le XXIe siècle a commencé avec son élection à la présidence du Venezuela. D’un point de vue purement vénézuélien, au bout de 14 ans de présidence chaviste, le pays s’est métamorphosé. Chavez a appelé ce processus « révolution ». Personnellement, je préfère éviter ce mot si lourd de sens. Cela dit, il est certain que Chavez a bouleversé le partage de la richesse, amélioré l’accès à l’éducation et le niveau de vie de la plupart des pauvres, qui constituaient 80% de la population il y a 14 ans. Aujourd’hui, la pauvreté a été divisée par deux et tous les citoyens mangent à leur faim. Pour ceux qui ont l’habitude de s’endormir le ventre plein, il est difficile de comprendre une telle réussite. Il n’empêche : nombreux sont ceux que Chavez a sauvés de la famine et de la pauvreté, qui ont développé un authentique sentiment d’amour et d’admiration à son égard.
Dans des domaines comme la production économique et la culture, les changements sont bien plus modestes. L’économie vénézuélienne reste largement dépendante du secteur pétrolier et l’infrastructure industrielle a même reculé dans certains secteurs, faute de capitaux et d’employés compétents, dont certains ont fui le pays. Et malgré l’augmentation considérable du nombre de diplômés, il est difficile de parler d’un changement quelconque dans le domaine culturel.
Si on ajoute à son bilan social une politique étrangère caractérisée par un discours et certains actes radicaux, on peut comprendre pourquoi Chavez est alternativement décrit comme un ange ou un démon, comme un révolutionnaire ou un dictateur au langage cru. Or, il n’était ni l’un ni l’autre. Au début des années 1990, apparut le colonel Chavez, un officier nationaliste issu d’un milieu modeste, persuadé d’être le sauveur du pays rongé par la corruption et des inégalités économiques nées de l’application aveugle des politiques néolibérales. Avec d’autres officiers, il fomenta un putsch raté en 1992. Gracié, il sut créer autour de lui une coalition de mécontents qui, en alliance avec les partis de gauche, lui permit de remporter l’élection présidentielle de 1998.
Chavez est la version moderne des leaders populistes sud-américains du siècle dernier comme l’argentin Juan Perón. Comme eux, Chavez ne fut ni dictateur ni démocrate, en tout cas pas dans l’acception libérale de ce terme. Mais Chavez et son gouvernement ont transféré le pouvoir d’un petit groupe vers de larges couches sociales. Ils ont ramené vers la politique des millions de citoyens à travers des nouveaux cadres de participation. Ils l’ont fait en usant et en abusant des lois, par voie référendaire, par la mobilisation des foules, des pressions, l’utilisation abusive des moyens de l’État, et ce sans égard pour la séparation des pouvoirs. Malgré ces abus, les élections étaient libres, une partie des médias privés restait dans l’opposition et certains personnages de l’opposition occupaient des fonctions de gouverneurs et de maires. Encore une fois, le Venezuela de Chavez ne fut ni une démocratie exemplaire ni une dictature.
En tant que « fou du roi » de la diplomatie internationale, Chavez a souvent exprimé brutalement – comme lorsqu’il évoqua « l’odeur de soufre » dégagée par George Bush à la tribune de l’ONU – ce que beaucoup pensaient tout bas. Mais contrairement à Saddam Hussein, Kadhafi ou Ahmadinejad, Chavez s’est bien gardé de soutenir des mouvements de guérilla et de s’attaquer à ses voisins. Inversement, il soutint politiquement et parfois financièrement les présidents de gauche arrivés au pouvoir par les urnes dans les années 2000 en Amérique latine. Il assit son statut dans la région par un mélange de propagande et de symboles mais, en pragmatique, sut collaborer avec des régimes plus modérés.
Chavez tissa plusieurs cercles d’alliances, d’abord avec les socialistes radicaux (Cuba, Nicaragua, Bolivie et Équateur) puis avec le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay. Néanmoins, il ne boycotta pas les gouvernements de droite, à l’exception notable de l’ancien président colombien Alvaro Uribe, mais la guerre civile et la très forte influence américaine dans ce pays pesèrent lourd dans la balance. Chavez ne fut pas un président voyou s’ingérant dans les affaires de ses voisins comme le firent croire les États-Unis. C’est probablement pour cette raison que Washington n’est jamais parvenu à l’isoler dans la région.
Il est difficile de prévoir l’avenir du Venezuela après Chavez. Une chose est sûre : la sphère publique est peuplée d’acteurs d’un nouveau genre. Pour ou contre Chavez, le destin des Vénézuéliens est, comme jamais il ne l’a été par le passé, entre leurs mains.
Cet article a initialement été publié en hébreu sur le site Compress.co.il
*Photo : ¡Que comunismo!
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