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La vie d’un chauffeur de bus compte (aussi)!

Un titre en écho au Black lives matter*


La vie d’un chauffeur de bus compte (aussi)!
Le ministre Gérald Darmanin s'est rendu à Bayonne le 11 juillet 2020 et a rencontré la famille du chauffeur mort © Bob Edme/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22472376_000002

La philosophe Françoise Bonardel appelle les citoyens français à tirer des enseignements de la mort du chauffeur de bus de Bayonne. Elle y voit bien plus qu’un fait divers violent.


* devenu le cri de ralliement des manifestants après la mort de George Floyd à Minneapolis le 25 mai 2020.

Le calvaire du chauffeur de bus Philippe Monguillot tabassé à mort par des voyous n’a rien d’un fait divers, par nature anecdotique et vite noyé dans la masse des informations du même type qui, par leur diversité même, font diversion par rapport à l’essentiel : peut-on encore, quand on est français, vivre en sécurité dans son pays ? C’est donc là un fait de société accablant, révélateur de « l’ensauvagement » grandissant de la France, et qui devrait mobiliser tous les citoyens bien au-delà des origines ethniques et des clivages politiques. Que les coupables présumés soient d’origine maghrébine ne change rien à l’affaire, mais attire l’attention sur la méprise qui sous-tend, en bien des circonstances tout aussi dramatiques, le « vivre ensemble » à la française : une idéologie consolatrice fondée sur le déni des réalités de terrain que ne connaissent que trop bien les gens de métier (policiers, pompiers, médecins, éducateurs) qui s’y confrontent au quotidien.

Veronique Monguillot et ses filles dans une manifestation pour Philippe, le 10 juillet 2020, à Bayonne © Bob Edme/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22471502_000003
Veronique Monguillot et ses filles dans une manifestation pour Philippe, le 10 juillet 2020, à Bayonne © Bob Edme/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22471502_000003

Quand un rappel à l’ordre se transforme en arrêt de mort

On se gardera évidemment de tout amalgame simplificateur entre la situation des Noirs aux États-Unis et celle d’un Blanc chauffeur de bus en France. Dans les deux cas pourtant c’est le rapport à l’ordre public qui est en cause : par excès quand des policiers gardiens de cet ordre abusent de leur pouvoir en assassinant froidement un homme présumé innocent ; par défaut quand un pays n’est plus capable de faire respecter l’ordre républicain sans lequel l’exercice d’un métier, a priori aussi peu dangereux que celui de chauffeur de bus, risque à tout moment de se transformer en guet-apens, et un simple rappel à l’ordre en arrêt de mort. Dans quel code du travail est-il désormais inscrit qu’en dehors des professions jugées « à risques », faire correctement son métier suppose qu’on soit prêt à sacrifier sa vie ? On mesure la dérive d’une société quand l’application d’une règle d’utilité publique – payer son ticket de transport, porter un masque – devient une menace de mort pour qui en exige l’application stricte. On comprend pourquoi tant de conducteurs, de contrôleurs et d’usagers des transports en commun choisissent de faire profil bas plutôt que de mettre leur vie en danger.

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Car pour les plus téméraires c’est bien de sacrifice qu’il s’agit désormais, plus ou moins librement et consciemment consenti. La mort du lieutenant-colonel Beltrame eut à cet égard le relief, le tranchant des gestes exemplaires qui font les héros ; ceux dont on se souviendra longtemps et dont l’acte de bravoure est appelé à devenir légendaire. L’émotion collective une fois retombée, et d’autres agressions tout aussi sauvages prenant la relève, il est probable que ni la mort de Philippe Monguillot ni celle du gendarme Mélanie Lemée tuée par un chauffard récidiviste sous l’emprise de stupéfiants, ne s’inscriront dans les livres d’Histoire. La disproportion entre la cause dérisoire du drame de Bayonne et son issue tragique témoigne en tout cas du dérèglement profond d’une société incapable d’éradiquer une gangrène en voie de banalisation.

Barbarie ?

Que le mal se soit banalisé prend il est vrai un autre sens, une autre tournure qu’à l’époque d’après-guerre où Hannah Arendt constatait que le bourreau Eichmann, auréolé par l’horreur de ses crimes, n’était au fond qu’un fonctionnaire minable, obéissant aveuglément aux ordres de ses supérieurs et agrémentant sa servilité d’un zeste de morale kantienne pour se rendre irréprochable. Minables, les agresseurs de Philippe Monguillot ou de Mireille Knoll le sont tout autant, mais le mal qu’ils incarnent s’est banalisé du fait de la fréquence croissante de ces actes de violence barbare, et du caractère purement pulsionnel et primaire des motivations des tueurs : on ne veut recevoir d’ordres de personne, on hait viscéralement les Blancs ou les Noirs, les Juifs ou les Arabes, on veut impressionner sa bande de copains, etc. Banalisé aussi par l’indifférence des agresseurs aux conséquences humaines de leurs actes ; leur indifférence devant la souffrance de leur victime et de ses proches n’étant qu’artificiellement compensée par l’émotion collective que suscitent leurs forfaits. Mais le fait de juger un acte « barbare » n’a jamais fait reculer la barbarie, et c’est à moindre frais qu’on se dédouane ainsi de toute sympathie pour l’infamie.

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Sans doute est-ce là l’ambiguïté des marches blanches au cours desquelles se mêlent pacifisme réconciliateur (« Tu n’auras pas ma haine ») et indignation face aux actes commis. Symboles de l’innocence outragée, martyrisée, elles font figure de contrepoison attestant que la société n’est pas en aussi mauvaise santé que pourraient les laisser penser les exactions des pervers, malfrats et tortionnaires. À travers la sincérité et la dignité des participants, le corps social se redonne de lui-même une image honorable, mais cette blancheur symbolique souligne aussi indirectement son incapacité à mettre un terme aux maladies qui le rongent : conflits sociaux récurrents et de plus en plus violents, actes de terrorisme divers, pédophilie et pornographie, accoutumance à l’horreur, etc. La blancheur n’efface pas le sang, ni la pureté l’ignominie. On se croirait parfois revenu dans les années 1930 où les pacifistes faisaient entendre leur voix dissidente tandis que les hordes de SA semaient la terreur outre-Rhin. C’est d’action publique dont on a plus que jamais besoin : équitable, mais déterminée. C’est la conscience collective qui doit se réveiller en refusant les anesthésiants idéologiques qui l’empêchent d’exercer le pouvoir qui est le sien : discriminant sans être pour autant discriminatoire comme le craignent les belles âmes toujours prêtes à imputer aux victimes la responsabilité de ce qui leur arrive. Si dignes soient-elles, les marches blanches ne font au mieux que souligner le divorce entre l’opinion publique qui pleure et s’indigne à juste titre, et les dirigeants politiques qui ont laissé s’installer, par incompétence ou lâcheté, une situation devenue ingérable puisque c’est maintenant une grande partie du tissu social français qu’il faudrait détricoter pour le remailler.

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Le mépris insolent de la vie humaine récemment affiché par les jeunes tortionnaires du chauffeur de bus ne fait pas que bafouer les valeurs humaines et républicaines qui fondent la vie en société. En ces temps de pandémie, il entre aussi en collision avec l’impératif moral voulant qu’on sauve à tout prix des vies plutôt que l’économie, même si on ne sait plus très bien ce que « vaut » désormais la Vie coupée de la transcendance qui la sacralisait : « L’idolâtrie de la vie nue ne serait donc qu’une étape transitoire précédant son abaissement radical », conclut Olivier Rey[tooltips content= »Olivier Rey, L’idolâtrie de la vie, Paris, Gallimard, 2020, coll. « Tracts », n°15. »](1)[/tooltips]. Peut-être serait-il temps de se demander si la banalisation des délits et actes de barbarie n’est pas elle aussi une anticipation de cet abaissement. Le divorce est en tout cas de plus en plus évident entre ceux et celles qui réparent, consolident et sauvent des vies au prix de sacrifices personnels parfois inouïs sans se préoccuper de savoir ce qu’elles « valent », et les bandes de barbares qui décident que la vie de leurs congénères – ne parlons plus de concitoyens ! – ne vaut rien sinon en ce qu’elle leur offre le plaisir de pouvoir la détruire. La mise en lumière de cette césure est trop brutale, trop crue pour qu’on se contente de formuler des vœux pieux quant à la rééducation morale et la réinsertion sociale de ces jeunes criminels.

Il va donc bien falloir également que les Français sortent un jour de leur éternelle adolescence et clarifient sans trop tarder leur rapport ambigu aux règles communes et à l’ordre public qui ne leur semblent souvent exister que pour être transgressés, et qu’ils en viennent à s’apercevoir qu’ils passent eux aussi parfois, sans forcément le vouloir, dans le camp des meurtriers potentiels et des barbares : irrespect des règles de bon voisinage et de circulation routière et urbaine, culte de son image et mépris de la vulnérabilité d’autrui, incapacité à supporter la moindre frustration sans réagir de manière compulsive et agressive…Tant que l’idée même d’ « ordre public » sera perçue comme fascisante et liberticide – ce qu’elle est parfois, ce qui appelle la vigilance – et que la nécessité au moins temporaire de s’y plier suscitera la désinvolture rigolarde des uns et les provocations asociales des autres, on ne voit pas pourquoi des voyous décérébrés ne s’engouffreraient pas dans cette faille civique pour faire voler l’ordre républicain en éclats.

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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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