Le château de Versailles n’est subventionné qu’à hauteur de 18 % par l’État. Pour boucler son budget, ce joyau de l’architecture française compte sur le mécénat et les revenus du tourisme. Mais ses 4,5 millions de visiteurs annuels l’endommagent, engendrant de lourdes dépenses d’entretien. Reportage.
« Ah, quelle belle ville… Dommage qu’il y ait ce château ! » avait pour coutume de dire André Mignot, maire de Versailles dans les années 1960. À l’époque, l’ancienne résidence des rois de France n’est qu’une « gigantesque vieille boîte à poussière », selon l’éloquente expression de John Steinbeck, alors à mille lieues d’imaginer sa future transformation en château de Cendrillon, tout droit sorti d’un royaume magique. Le développement du tourisme de masse, favorisé par la nouvelle politique culturelle mise en œuvre dès le début des années 1980, a bien secoué la « vieille boîte à poussière » : fréquenté en moyenne par 1,5 million de visiteurs par an il y a trois décennies, le monument en accueille à présent 4,5 millions, d’après les chiffres officiels, avec l’ambition assumée d’en accueillir encore plus à l’avenir. André Mignot s’en réjouirait peut-être, car le monument a peu de chance de survivre à son propre succès.
Trop de visiteurs
Il semble qu’il n’existe pas de remède au tourisme de masse, considéré par Michel Serres comme l’un des trois fléaux du XXe siècle (avec les deux guerres mondiales, tout de même). Mais on pourrait imaginer que tout soit entrepris pour en limiter les dégâts. C’est tout le contraire. On convoite tant le touriste qu’on ne se soucie nullement des conditions dans lesquelles il effectue sa course folle aux selfies les plus spectaculaires. Garés en rangs serrés sur la place d’Armes située devant le château, les autocars crachent un filet ininterrompu de Chinois. Ils sont aussitôt intégrés à un itinéraire bien balisé, ne permettant ni d’avancer trop vite ni de reculer, pour être recrachés trois heures plus tard et dirigés vers les boutiques détaxées à proximité.
Les visiteurs individuels ne subissent pas un meilleur traitement. À peine sortis du RER C – à supposer que les grèves ou les incessants travaux effectués par la SNCF le permettent –, les Américains, les Russes et une centaine d’autres nationalités découvrent la façade du joyau de l’architecture française par le prisme d’un parking bondé. Ils font la queue environ quarante minutes à deux heures suivant la saison, tout en admirant les toitures clinquantes d’or, qui choquent pourtant les puristes. Et c’est déjà avec cette image déformée du chef-d’œuvre de notre patrimoine qu’ils franchissent la grille royale inaugurée en grande pompe en 2008, et dont Frédéric Didier, l’architecte en chef du château depuis 1990, affirme à l’occasion qu’il s’agit d’une « réplique exacte de celle que voyait l’homme au XVIIIe siècle ». Quand on se réfère à deux périodes distantes de plus d’un siècle, il est délicat de défendre le terme de « réplique exacte », comme ne cesse de clamer Didier Rykner dans La Tribune de l’art. Qu’importe. Il suffit de lire le Rapport annuel d’activité de 2006 de l’Établissement public du château de Versailles pour comprendre que le « rétablissement » de la grille répondait surtout à l’ambition, très contemporaine, de contrôler l’accès des visiteurs. Frédéric Didier assume : « Ce qui est passionnant, c’est que cette grille apporte à travers l’histoire des réponses à des besoins actuels », déclare-t-il à L’Objet d’art [tooltips content= »L’Objet d’art, n°415, juillet-août 2006. »](1)[/tooltips]. Destiné à accueillir les groupes et à servir d’issue d’évacuation en cas d’incident, le grand escalier de Gabriel, jamais réalisé du temps de Louis XV, apporte lui aussi les solutions aux défis actuels. À Versailles, l’histoire a le dos large.
En juin, les terrasses du château ont été réquisitionnées au profit de la scène électro française. Le communiqué officiel précisait que cette soirée « hors du temps » s’inscrivait « dans la tradition versaillaise des premières fêtes du temps du Roi-Soleil » (sic !). Variant de 30 euros, pour une entrée simple, à 160 euros pour une place assise dans un espace VIP assortie d’une place de parking dans le parc de Versailles, les tarifs, au moins, ont respecté la tradition du faste. Les riverains, eux, n’ont eu qu’à ouvrir leurs fenêtres pour profiter gracieusement de l’événement, ceci jusqu’à une heure du matin. Dans le vacarme, personne n’entend Didier Rykner qui s’affole des nuisances sonores et de leurs vibrations, néfastes aux collections.
Pour autant, il est peut-être un peu facile de dénoncer la « logique du profit ». Devenu un établissement public à caractère administratif en 1995, le château de Versailles se voit en effet obligé de trouver une grande part de son budget. Selon le rapport annuel d’activité de 2017, celui-ci se monte à 100 millions d’euros, dont seulement 18 % sont couverts par les subventions d’État, le reste provenant des ressources propres de l’établissement, essentiellement recettes de billetterie (55 millions d’euros), du mécénat (11 millions d’euros) et de la valorisation du domaine (8 millions). On comprend mieux l’importance, pour les responsables du château, des opérations de séduction à l’adresse des touristes du monde entier. Reste que, comme nous l’explique un spécialiste du sujet souhaitant garder l’anonymat, « les programmes de mise en valeur susceptibles de faire venir davantage de monde créent également le problème de la survisitation et des dégradations très coûteuses qui en découlent, dont on essaie de financer les réparations… en attirant toujours plus de visiteurs. C’est le serpent qui se mord la queue ! » Olivier de Rohan-Chabot, président de la Fondation pour la sauvegarde de l’art français et président d’honneur de la prestigieuse Société des amis de Versailles, renchérit : « 40 000 visiteurs par jour dans la chambre du roi, c’est impossible ! N’oublions pas que nous parlons de très petites pièces restaurées à très grands frais. On risque d’avoir à dépenser tous les cinq ans 2 millions pour refaire une seule pièce. »
A lire : Le patrimoine gêne, il est perçu comme contraire au progrès et à la modernité
De son côté, Hugues Hourdin, ancien membre de l’administration du château, grince des dents et détaille le désastre : « Le château de Versailles a été construit pour supporter, au sommet de sa gloire, 3 000 personnes. Si vous avez le privilège de vous y promener le jour de la fermeture, entrez dans le salon de la Paix ou dans le salon de la Guerre situés, chacun, à une extrémité de la galerie des Glaces, effectuez quelques petits sauts, et vous constaterez que le parquet est complètement souple parce qu’il y a trop de poids. L’affluence fait étouffer les gardiens, qui ouvrent les fenêtres. Les particules du gravier calcaire pénètrent à l’intérieur et abîment tout. »
Le château a été construit pour supporter, au sommet de sa gloire, 3000 personnes.
Le grand appartement de la reine vient de rouvrir après trois années de travaux menés dans le cadre d’opérations techniques nécessaires à la mise en sécurité et en sûreté du corps central sud du château, comprenant notamment des dispositions prises pour préserver, aussi bien le public que les collections, d’un risque incendie. Profitant de ce chantier, les restaurateurs ont pu également redonner son apparence originale au spectaculaire décor rocaille dans la chambre de la reine, entièrement restauré sous Giscard. Comme beaucoup de travaux d’embellissement, l’ensemble a été financé par les Amis américains du château. « N’importe quel châtelain sait que, quand il finit les travaux dans une partie de son domaine, il doit les reprendre dans une autre. C’est sans fin », ajoute Olivier de Rohan-Chabot. Étant donné la démesure versaillaise, on visualise facilement le gouffre financier. Maryvonne de Saint-Pulgent, l’auteur de l’ouvrage Le Gouvernement de la culture, et directrice du Patrimoine au ministère de la Culture dans les années 1990, pressentie un moment à la présidence du château, résume le problème : « Ne nous amusons pas à comparer le château de Versailles avec ses jardins et ses parcs, à l’Arc de Triomphe ou à la tour Eiffel, mais l’entretien du patrimoine coûte d’autant plus cher qu’il est vaste. »
L’État ne devrait-il pas alors s’investir davantage ? La question, étrangement, ne suscite pas une salve de revendications chez nos interlocuteurs, plutôt réalistes, à l’image de Maryvonne de Saint-Pulgent : « Le château de Versailles est universellement connu. Énormément de petits monuments qui n’ont pas sa capacité d’attraction souffrent de manques terribles et urgents. Alors non, l’État n’a pas à injecter plus à Versailles, qui n’a pas à se plaindre. En revanche, le budget global que l’État consacre au patrimoine est dramatiquement insuffisant. » Point de vue partiellement partagé par Olivier de Rohan-Chabot, dont l’engagement personnel en faveur de la sauvegarde de Versailles frôle une noble obsession : « C’est vrai, Versailles peut compter sur ses mécènes. Mais le rôle du mécénat et des amis du château consiste à embellir et à meubler, pas à entretenir, c’est-à-dire à financer des travaux peu gratifiants et pourtant indispensables. L’État est propriétaire des monuments, c’est à lui de les entretenir. En tant que mécène, je voudrais contribuer au rayonnement de Versailles dans le monde, à la reconnaissance du savoir-faire des artisans français, à la valorisation de notre architecture et de nos arts. » Olivier de Rohan Chabot tire une fierté particulière de la restauration du bosquet des Trois-Fontaines. Créé par Le Nôtre en 1677 et 1679, laissé à l’abandon pendant près de deux siècles, ce « cabinet de verdure » a ressuscité en 2005 grâce au plus grand don jamais effectué, depuis celui de Rockefeller dans les années 1930, par l’association The American Friends of Versailles et sa présidente, Catherine Hamilton. Les 600 donateurs américains ont contribué aux deux tiers au budget total de 6,6 millions d’euros exigés pour la recréation du bosquet.
Depuis l’entre-deux-guerres, les grands mécènes privés sont âprement courtisés par les responsables de Versailles et les pouvoirs publics. Rappelons qu’en 1949, le secrétaire d’État aux Beaux-Arts, André Cornu, lance une campagne « Sauvegarde de Versailles » et obtient des fils de John D. Rockefeller Jr. la somme de 100 millions de francs de l’époque destinés aux travaux au Petit Trianon, au Hameau et au Pavillon français. Toutefois, vous n’avez pas besoin d’être Rockefeller pour contribuer à réparer ce que le tourisme de masse dégrade continuellement : en 2005, la campagne « Adoptez une statue » propose aux particuliers de parrainer une statue du domaine pour 10 000 euros, ce qui a permis au bout de cinq ans de restaurer 108 œuvres. Les portefeuilles plus modestes sont même sollicités lors de l’achat d’un billet en ligne, avec la possibilité de rajouter cinq euros à son prix et de recevoir le titre de « Mécène à 5 euros ».
En dépit de toutes les critiques adressées à Catherine Pégard, nommée présidente de Versailles en 2011, tous nos interlocuteurs lui reconnaissent un grand talent pour récolter des fonds. Sous son mandat, les Cartier, Louis Vuitton, Chanel, Breguet, Hermès ou Dior remplacent les Rockefeller et David-Weill d’hier. Que la nomination de cette ex-journaliste politique et ex-conseillère de Nicolas Sarkozy, sans aucune connaissance particulière en matière d’art, ait relevé du fait du prince, comme l’avait dénoncé Laurent Gervereau, président du Réseau des musées de l’Europe, dans les pages du Monde en 2011, ne change rien à son bilan globalement positif. Pégard, c’est l’ouverture au public de 6 000 mètres carrés de salles supplémentaires et 70 millions d’euros levés.
C’est à Jean-Jacques Aillagon, président de Versailles de 2007 à 2011, que l’on doit l’introduction de la production artistique contemporaine la plus contestable dans l’enceinte du domaine.
Il y a cependant eu quelques faux pas. En 2012, la présidente de Versailles accepte l’argent de l’homme d’affaires coréen douteux, Yoo Byung-Eun, recherché ensuite par la police de son pays. Volatilisé, le milliardaire aurait laissé inachevés des travaux sur plusieurs sites en France, y compris à Versailles et au Louvre. En 2015, le vandalisme de l’œuvre Dirty Corner, de l’artiste britannique Anish Kapoor, exhibe les failles dans la surveillance du domaine, étendu tout de même sur 800 hectares. Si le manque d’effectifs – quelque 45 agents sont affectés à la garde extérieure du site – paraît incontestable, les responsables du château ont péché par inconscience, voire par bonne conscience. Thierry Gausseron, administrateur général de Versailles, a expliqué qu’il fallait « hiérarchiser les menaces » et reconnu que « l’œuvre de Kapoor n’avait pas été identifiée comme un risque avant l’exposition ». En somme, les décideurs n’imaginent pas que la présence de l’art contemporain dans le domaine royal puisse susciter des oppositions, y compris violentes.
C’est à Jean-Jacques Aillagon, président de Versailles de 2007 à 2011, que l’on doit l’introduction de la production artistique contemporaine la plus contestable dans l’enceinte du domaine. Déterminé à « sortir Versailles du cliché » en vue d’augmenter son attractivité, celui que l’on surnomme alors méchamment « l’Employé de Pinault » n’y va pas par quatre chemins. Dès sa nomination, il organise l’exposition de Jeff Koons, le chouchou de la troisième fortune de France, qui possède nombre de ses créations – qui voient ainsi leur valeur grimper. La presse s’emballe. Les uns blâment, les autres s’enthousiasment, suivant leurs positions respectives sur l’épineuse question de l’augmentation des visites.
« Pourquoi ne pas installer des éoliennes dans le parc ou ne pas louer les salles aux tournages du porno ? »
Pour Aillagon, les faits sont là, résumés en deux chiffres : quand, en 2010, la fréquentation des musées nationaux stagne, celle du château de Versailles progresse de 10 %. Les petits trains qui parcourent désormais le parc y contribuent sûrement, sans qu’il y ait à s’inquiéter de la « disneylandisation » du domaine : le nouveau président n’y croit point. Contre ceux qui trouvent à y redire, Jean-Jacques Aillagon sort l’artillerie lourde dans Le Nouvel Économiste [tooltips content= »13 avril 2011″](2)[/tooltips]: « La polémique vient surtout de personnes systématiquement opposées à tout ce qui fait référence au monde d’aujourd’hui. Ces gens rêvent du passé, ils pensent que Versailles est une sorte de tabernacle de leur nostalgie politique et religieuse. Je ne suis pas de ceux-là. Comme l’immense majorité des Français, nous admettons les principes de la Révolution française. » La messe est dite.
Notre informateur anonyme, et amoureux de Versailles d’autrefois, celui fait d’harmonies et de silences, éructe son venin réactionnaire : « Pourquoi ne pas installer des éoliennes dans le parc ou ne pas louer les salles aux tournages du porno ? » Moins radical, Olivier de RohanChabot conçoit qu’on propose aux visiteurs quelques distractions, à condition que celles-ci respectent les lieux : « Les lieux ont un sens. On pourrait envisager de mettre des bateaux sur le Grand Canal, parce que ça montrerait ce que Versailles était jadis, ça attirerait le public, et ça resterait un Disneyland plutôt sympathique à mes yeux. Évidemment, il faudrait que les bateaux soient beaux et bien faits. »
À défaut, on a droit aux événements sportifs bruyants et à la suite du déballage de la création contemporaine. Pour Aude de Kerros, fine analyste du monde de l’art, artiste et essayiste, l’accaparation des sites historiques les plus prestigieux par la modernité criante répond à un programme idéologique : « L’art contemporain n’a pas de mission esthétique, il a une mission morale. Il vous fait la leçon. Il vous dit à quel point vous êtes un petit bourgeois minable. C’est pourquoi il ne veut pas se tenir à l’écart. Du reste, si on ne le mélange pas au sublime, si on ne le confronte pas à l’Histoire, il n’est pas grand-chose. »
Suivant l’heureuse formule de Christine Sourgins, historienne de l’art, on assiste donc à « l’aillagonisation » de Versailles : un processus continuel de désacralisation du patrimoine qui, de « bien commun intouchable » est transformé en « marchandise monnayable ». Pressés qu’ils sont, les touristes s’en émeuvent-ils, alors qu’ils trépignent devant les toilettes prises d’assaut ? En guise de réponse, rappelons-nous le doux optimisme de Bourvil, jouant le gardien du château dans Si Versailles m’était conté… de Sacha Guitry : « Les omissions et les erreurs, tout comme les anachronismes, on s’en fiche bien quand c’est le cœur qui les commet. » Or, aucun doute, tout le monde aime Versailles.
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