Si la réalité dépasse parfois la fiction, c’est que la fiction précède souvent la réalité. La littérature prévoit l’avenir. Cette chronique le prouve.
Un spectre hante le monde, il s’appelle ChatGPT. L’apparition de ce « robot conversationnel » ou de cette intelligence artificielle, « IA » pour les intimes, fait osciller les médias entre effroi et extase. Effroi des conservateurs, pas nécessairement de droite d’ailleurs, et ravissement des progressistes, pas nécessairement de gauche. Avec cette question, toujours en toile de fond : va-t-on réussir à maîtriser la Bête ?
Étonnamment, on trouve Elon Musk chez les angoissés : il signe une tribune collective demandant « une pause immédiate des essais », de crainte que des IA plus perfectionnées que ChatGPT4 provoquent « des perturbations économiques et politiques dramatiques, en particulier pour la démocratie ». C’est d’autant plus surprenant qu’Elon Musk est l’un des cofondateurs de la chose.
Mais le paradoxe n’est qu’apparent : Robert Oppenheimer, le « père de la bombe atomique », a passé sa vie à dénoncer ses dangers pour l’humanité au point de connaître les foudres du maccarthysme. Ce comportement a été parfaitement défini par le philosophe Günther Anders qui expliquait, en 1956, dans L’Obsolescence de l’homme, ce qu’il qualifiait de « honte prométhéenne », c’est-à-dire « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées ». On ne pourra pas dire qu’on n’était pas prévenu. La capacité infinie des intelligences artificielles à produire des fake news de plus en plus élaborées et, surtout, à mimer l’être humain, ont fait les beaux jours de la science-fiction depuis l’après-guerre. On songe notamment au génial et prophétique Philip K. Dick qui, dès les années 1950, avec le développement de l’informatique, annonce que l’humanité ne sera jamais plus certaine d’évoluer dans la réalité. Dans Ubik, notamment, qui est censé se passer en 1992, le monde est entièrement falsifié par des machines : « Joe avait l’impression d’être comme un papillon de nuit et de se heurter vainement contre la vitre de la réalité – une réalité qu’il ne faisait qu’entr’apercevoir de l’extérieur. »
K. Dick a aussi, assez logiquement, influencé le philosophe Jean Baudrillard, mort en 2007. Baudrillard lui a emprunté la notion de « simulacre » et a pensé, par anticipation, dans Le Crime parfait, notre présent sous le signe de ChatGPT : « C’est celui d’une réalisation inconditionnelle du monde par l’actualisation de toutes les données, par transformation de tous nos actes, de tous les événements en informatique pure : la solution finale, la résolution anticipée du monde par clonage de la réalité et l’extermination du réel par son double. »
Rassurons-nous cependant, avec ChatGPT, les affaires continuent puisque le site Boursorama y voit « une opportunité d’investissement ».
C’est quand même le plus important.
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