Accueil Édition Abonné Décembre 2023 Chasseurs sachant chasser

Chasseurs sachant chasser

La disparition de l’animalité visible au profit du steak sous cellophane est regrettable et nous coupe de la nature...


Chasseurs sachant chasser
Michel et Bernard Bissonnet. ©Hannah Assouline

C’est la saison de la chasse ! Et ces mois d’hiver sont toujours attendus par les amateurs avec appétit. Tous ne tirent pas mais tous salivent à l’idée de retrouver sucs de perdrix, jus de faisan et autre chair de lièvre. L’aseptisation contemporaine a fait fuir le gibier de nos étals, sauf à La Nivernaise, où l’on est chasseur et boucher de père en fils.


Qu’il soit à plume ou à poil, le gibier, chassé dans nos contrées de septembre à février, offre au premier regard une chair plus colorée, plus ferme, plus subtile et variée en goût : à la délicatesse de la perdrix rouge s’oppose ainsi le goût prononcé du faisan de Colchide, du pigeon ramier et du lièvre capucin… Des saveurs oubliées, une viande juteuse, saine et digeste, très pauvre en lipides (un canard sauvage est deux fois moins gras qu’un canard d’élevage). Et si le gibier constituait une alternative à la viande courante, de plus en plus insipide, qui est en train de conduire nombre de gastronomes sur le chemin du végétarisme ?

Clap de fin pour la « bonne bouffe » ?

De récentes études nutritionnelles ont démonté, de surcroît, que le gibier frais est aussi riche en sels minéraux, calcium, potassium, phosphore, fer, vitamines… à condition, évidemment, de ne pas l’avoir fait faisander comme aimaient le faire autrefois les hobereaux perclus de goutte ! Pendant des dizaines de milliers d’années, nos ancêtres ont trouvé les protéines dont ils avaient besoin dans la chasse et dans la pêche. Certains biologistes avancent même l’idée selon laquelle le cerveau humain n’aurait pas pu se développer sans l’apport de protéines animales. Jusqu’à hier, cette relation directe entre l’homme et l’animal sauvage faisait partie de notre vie quotidienne et s’affichait au cœur de nos villes : ainsi, les vieux Parisiens qui ont connu les Halles de Baltard se souviennent-ils des bouchers qui accrochaient en pleine rue chevreuils et faisans multicolores devant leur façade. Le sang de ces bêtes entières, encore toutes fumantes, s’écoulait sur le trottoir, à deux pas des hétaïres de la rue Saint-Denis enveloppées dans leurs manteaux de fourrure…

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« Aujourd’hui, c’est totalement interdit ! » nous apprennent les frères Michel et Bernard Bissonnet, les plus anciens bouchers de Paris : « Un boucher qui exposerait un canard sauvage entier avec ses plumes dans sa boutique serait immédiatement poursuivi et condamné. C’est la loi. On n’a pas le droit non plus de se fournir en direct auprès des chasseurs comme c’était l’usage autrefois : tous les gibiers arrivent aujourd’hui dans des centres de traitement agréés par les services vétérinaires où ils sont plumés et vidés avant d’être vendus à Rungis. »

Cette disparition de l’animalité visible au profit du steak sous cellophane est regrettable et nous coupe de la nature. « Idéalement, pour le goût, il faudrait aussi faire maturer les gibiers quelques jours sous leurs poils ou leurs plumes dans une chambre froide, comme le faisaient les grands chefs cuisiniers (certains le font encore en province, en se cachant) mais ça aussi, c’est interdit… »

Les frères Bissonnet, dont les Boucheries Nivernaises sont situées à deux pas du ministère de l’Intérieur, n’en fournissent pas moins tout le gotha parisien… En décembre, on trouve chez eux les plus beaux gibiers de nos forêts. À 7 ans, ces tontons flingueurs chassaient déjà le lapin en Sologne. Pour eux, la chasse est avant tout une communion avec la nature qu’ils savent lire bien mieux que les écolos-bobos qui n’ont jamais vu un chêne. Deviner la présence des faisans qui se placent derrière les haies, à l’abri du vent ; cueillir des champignons pendant que les chiens « clabaudent » (aboient sans raison) ou, au contraire, « quêtent » (reniflent les touffes d’herbe afin d’y déceler les odeurs du gibier appelées « sentiments ») : voilà leur bonheur !

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Leur devise :« Le gibier vivant se mérite ; mort, il se respecte. »

En les écoutant, un petit verre de sancerre à la main, je note aussi ces paroles de premières communiantes : « En septembre, il vaut mieux éviter de chasser le cerf qui brame : sa viande sent la bite, comme on dit dans le Berry »

Cette passion pour la chasse nous rappelle à quel point le gibier est un fait social inscrit dans les profondeurs de l’histoire de France. Dans son beau livre, Les Français et la table (Ellipse), l’historien de l’alimentation Alain Drouard dresse ainsi ce tableau très éclairant : durant tout l’Ancien Régime, les nobles – qui appartiennent au groupe des guerriers (les bellatores) par opposition à ceux qui prient (oratores) et ceux qui travaillent (laboratores) – s’adonnent à deux activités essentielles : la guerre et la chasse, dont ils ont le monopole absolu depuis 1396 (sous le règne de Charles VI). C’est pourquoi le braconnage (qui est pourtant indispensable à la survie des paysans) est interdit sous peine de fouet, de galère, voire d’échafaud… Pour les nobles, les animaux sauvages nés libres sont à leur image, ils sont donc leur nourriture presque exclusive, avec une prédilection pour le gibier à plume, volant, plus noble que le gibier à poil, rampant… De même, dans leur cosmologie, les légumes s’élevant au-dessus du sol sont plus nobles que ceux poussant sous la terre (raison pour laquelle il faudra des siècles avant que la pomme de terre soit consommée en France !). Alain Drouard souligne que le 4 août 1789 est une date capitale, car la Révolution française abolit les privilèges, et notamment celui de la chasse, mais prend quand même soin de subordonner son droit à la propriété foncière : les braconniers auront donc encore de beaux jours devant eux !

Michel et Bernard Bissonnet sont issus de cette Sologne qui était le paradis des braconniers : un sou étant un sou, ils n’avaient pas à débourser le prix d’un permis de chasse…

« Aujourd’hui, les sangliers pullulent et ravagent tout sur leur passage, partout en France, et notamment du côté de Saint-Tropez : c’est pourquoi le gouvernement bichonne les chasseurs… Mais comme le mot « chasser » n’est pas politiquement correct, on préfère euphémiser : désormais, on ne chasse pas, on régule ! »

Les Boucheries Nivernaises

99, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris.

Où manger un bon lièvre à la royale ?

Dans ces deux bistrots à l’ancienne :Le Griffonnier, 8, rue des Saussaies, 75008 Paris ; Sancerre Rive Gauche, 22, avenue Rapp, 75007 Paris.

Et chez Thibault Nizard, champion du monde 2023 !

L’Aube, 10, rue de Richelieu 75001 Paris

Décembre 2023 – Causeur #118

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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