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Remizov: l’abominable homme des lettres


Remizov: l’abominable homme des lettres
Victor Remizov: Collection personnelle de Victor Remizov

Volia Volnaïa n’est pas seulement le titre du roman écrit par Victor Remizov. C’est une notion dont on dirait qu’elle n’a pas d’équivalent sous nos latitudes, si Vladivostok ne se situait à la même distance angulaire de l’équateur que Nice. La difficulté de traduction résulte donc moins de la géographie que de la tradition. Volia signifie en russe à la fois « liberté » et « volonté », ce qui nous permettrait d’opter pour « la liberté libre », passant outre la référence à l’idée de grands espaces, de risques, d’aventure, mais aussi d’effronterie et de désinvolture, qui habitent les cœurs des derniers vrais hommes de la Russie. « La liberté c’est quelque chose d’énigmatique pour nous », avoue Remizov, 58 ans, assis face à son public parisien au musée de la Chasse et de la Nature. Costaud, moustachu, le regard pénétrant, l’homme doit s’y sentir à sa place : à l’automne dernier, il a tué un ours à 12 pas de distance. Le succès de son premier roman, sur lequel il a travaillé cinq ans, le laisse imperturbable. Et quand vous voulez le complimenter en le comparant à Jim Harrison, il vous explique poliment que personne n’a jamais entendu parler en Russie d’un quelconque Harrison. Ce n’est pas plus mal. Parce que, réflexion faite, rattacher l’écriture de Remizov à l’école du Montana serait fort réducteur. Certes, Volia Volnaïa débute par la description de la beauté presque douloureuse des immenses étendues de la taïga, de la pêche, des rivières glacées, du silence. Mais aussitôt, sous cet épiderme enneigé de la nature souveraine, apparaissent les gens avec leur cupidité, leur misère, leur soif de pouvoir et leur crasse bêtise. C’est en dressant les portraits de ses contemporains compromis dans la lutte pour la survie ou l’exécution des ordres que Remizov dépasse de loin les écrivains de l’Ouest américain. Cela au point qu’il nous force à penser que la Russie est moins un pays qu’un objet littéraire.

Un traité philosophique sur la chasse

Chasseur à l’instar de Tolstoï, avant que la grâce divine ne fasse de ce dernier un végétarien, Remizov opère sur un terrain qu’il connaît bien. Chaque année, ce Moscovite d’adoption consacre trois mois de sa vie à parcourir la forêt boréale russe, fusil à l’épaule. Ainsi, Volia Volnaïa pourrait se lire comme un traité philosophique sur la chasse. Si on y tue les animaux, par nécessité et par coutume, ce n’est pas toujours en conformité avec[access capability= »lire_inedits »] la loi. Car justement, les lois édictées dans la lointaine capitale méconnaissent et méprisent totalement la réalité des confins extrême-orientaux du pays. « Autrefois, avant les bolcheviks, il n’y avait pas d’autorité ici, un policier et demi, c’est tout. Qu’est-ce que tu crois ? La Sibérie a toujours été libre ! » s’emporte Guenka Miloutine, un autochtone, en plein débat avec Ilya, un richissime homme d’affaires de Moscou, qui traîne à travers la taïga son léger spleen et son grand espoir de retrouver le sens de sa vie. On braconne donc en bonne conscience. D’une part, la cause écologique a du mal à y prendre racine. D’autre part, la complicité des flics y vaut autorisation. Les choses auraient pu rester inchangées encore une petite éternité, si le commandant Gnidiouk ne s’était pas piqué de contrôler le tout-terrain de Kobiakov, rempli de quelques dizaines de kilos d’œufs de poisson, prélevées tout à fait illégalement. Si Gnidiouk, du fait de sa mesquinerie et d’une lâcheté congénitale, rappelle les personnages délicieusement odieux de Gogol, Kobiakov, lui, aurait beaucoup plu à Gorki. C’est à travers son impertinence, son autosuffisance et sa « volonté libre », que sont examinées les questions récurrentes de la littérature russe depuis le XIX: comment agir par rapport à la violence institutionnalisée de l’État ? Est-ce à la loi positive ou à la loi morale qu’il faut obéir, les deux n’allant pas obligatoirement ensemble ? Avant de nous apporter sa réponse, rapprochée de la position des anarchistes mystiques russes du début du siècle passé, Remizov nous invite à une partie de chasse vertigineuse. Sauf qu’à partir du moment où Kobiakov décide de s’enfuir, on ne court plus après des zibelines, mais après des hommes. Et la différence s’avère saisissante.

La chasse, telle que pratiquée par les braves habitants de la bourgade de Rybatchi, respecte un nombre de règles absolues, suit des rituels. Guenka, à cet exemple, aime les zibelines « non pas mortes, mais fuyant les chiens ». Reste qu’il n’aurait jamais l’idée de déloger de son terrier une femelle avec des petits : « N’y touchons pas, elle fera une nouvelle portée l’année prochaine. » En attendant, on boit pour se réchauffer, là encore, dans les règles de l’art. Le lieutenant-colonel Tikhi, qui a la sage habitude de résoudre les conflits en bon voisin plutôt qu’en représentant des autorités, sait savourer la vodka, en l’ingurgitant sans se presser et en écoutant simplement ce qui se passe en lui : « Il ne comprenait pas les gens qui avalaient plusieurs verres coup sur coup : on n’entendait plus rien alors. » De saison en saison, on s’aventure dans la forêt armé de patience, déterminé à dégager les mêmes passages, à poser les mêmes pièges, à éviter les mêmes coins à ours. Remizov rend hommage au peuple de ces terres sauvages avec la sorte de révérence qu’avait gardée Dostoïevski à l’égard de ses codétenus du bagne d’Omsk. « Il y avait dans le travail de ces hommes un sens immense, presque inaccessible à l’intellect, un sens qui émanait de cette taïga, de ces montagnes, contenu dans le travail lui-même, dans ce lourd labeur qu’ils accomplissent sans rechigner en sachant que l’année suivante, il leur faudra recommencer », écrit-il. Voilà pourquoi la traque de Kobiakov ordonnée par Moscou crie une injustice cruelle et révoltante. « L’État agissait en toute impunité et ne se souvenait jamais de ses propres péchés », note Remizov, pour mener un parallèle effrayant entre l’aspect quasi spirituel de la chasse aux fauves et la violence bestiale des unités de forces spéciales envers le présumé coupable et ses complices. Reste que c’est tout le village qui soutient Kobiakov, peu ou prou ouvertement, avec plus ou moins de détermination. Et à Guenka Miloutine d’en donner les raisons : « Le pouvoir ? Je n’en ai pas besoin, c’est pour ça qu’il est comme il est. J’ai tout ce qu’il faut, je me débrouille sans lui. Non, sérieusement, il faut l’abolir complétement, le pouvoir. » La boucle est bouclée. On revient vers Kropotkine et la tentation anarchiste de l’âme slave : « Là où il y a autorité, il ne peut y avoir de liberté. »

Volia Volnaïa s’achève presque mot pour mot sur le même refrain. La nuance, et de taille, résulte de l’empreinte christique dont autrefois Dostoïevski a fait frapper le prince Mychkine. Remizov reprend à son compte la longue tradition russe des saints fous. Son idiot à lui s’appelle Balabane et possède « un savoir calme sur la vie ». En outre, c’est un chanteur sublime, devenu vagabond après avoir participé à la guerre en Tchétchénie. Par un acte sacrificiel, Balabane sauve les habitants de Rybatchi devant lesquels s’ouvre désormais « un avenir tolérable ». Nous autres citoyens du monde libre « nourris au lait concentré de la civilisation » restons comme touchés par la grâce. C’est ce qui arrive quand on a affaire à la grande, à la très grande littérature.

Victor Remizov, Volia Volnaïa, Belfond, 2017.[/access]

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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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