Après la tragédie survenue samedi à Charlottesville (Virginie), il convient d’analyser le contexte dans lequel il a pu survenir et de dépasser les clichés faciles dans lesquels la plupart des médias se complaisent depuis quelques jours.
En avril dernier, le conseil municipal de Charlottesville, paisible ville de 50 000 habitants, a décidé de se débarrasser de la statue équestre du célèbre Robert E. Lee, général sudiste commandant la légendaire « armée de Virginie du Nord » de 1862 à 1865 pendant la guerre de Sécession, statue qui trône paisiblement dans un parc du centre-ville depuis 1924. Depuis la fin de la guerre, Lee a toujours été salué par les deux camps comme un homme raisonnable, un brillant général jominien, un anti-esclavagiste ayant affranchi ses esclaves avant de rejoindre l’armée du Sud. Et après-guerre, comme un partisan de la reconstruction pacifique du pays. En 1975, le président Ford décidera même de lui rendre symboliquement ses droits civiques pleins et entiers dans un ultime geste de réconciliation nationale. Son aura et son exemplarité lui ont valu l’érection de plusieurs dizaines de statues partout dans le Sud dont celle de Charlottesville, inscrite depuis 1997 au patrimoine national. Jusqu’en 2014 personne ne remettait en cause le consensus autour de sa personne ni la présence dans l’espace public de monument à son souvenir.
La deuxième mort du général Lee
La première polémique autour de Lee est née en 2014 sur le campus de l’université Washington & Lee (baptisée ainsi en l’honneur de Georges Washington et du général Lee) à Lexington en Virginie et dont Lee a été le directeur de 1865 à sa mort en 1870. C’est là qu’il repose dans une petite chapelle. Sa dépouille était depuis longtemps veillée par des drapeaux des régiments de son armée sans que cela ne pose de problème à personne. Mais en juillet 2014, un groupe d’étudiants noirs a lancé une pétition pour exiger le retrait de ces drapeaux, les jugeant soudainement offensants. Le 6 août, la direction de l’université a donné raison aux étudiants et a fait retirer les drapeaux malgré l’émoi suscité par une telle décision l’année des 150 ans de la guerre de Sécession.
L’épisode de Washington & Lee aurait pu rester un cas isolé et sans lendemain, mais la tuerie commise par le suprématiste blanc Dylann Roof le 17 juin 2015 à Charleston allait accélérer la polémique autour de l’ensemble des symboles – pas seulement des statues – de l’ancienne confédération sudiste. Avant d’assassiner froidement neuf personnes de la communauté noire dans une église méthodiste de Charleston, Dylann Roof, alors âgé de 21 ans, s’était exhibé sur les réseaux sociaux avec un drapeau sudiste. Ce crime atroce a provoqué une réaction en chaîne inimaginable ; le drapeau sudiste a été banni des comptoirs d’Amazon, de Walmart et d’eBay, la Warner a décidé d’arrêter la commercialisation des voitures miniatures « General Lee » de la série burlesque Shériff fais-moi peur, et la majorité des fabricants de drapeaux ont cessé la fabrication du drapeau sudiste. Dans le même temps, l’assemblée générale de l’Etat de Caroline du Sud votait en faveur du retrait du drapeau confédéré du monument aux morts dédié aux soldats de Caroline morts pendant la guerre et situé devant le Capitole de l’Etat. Le 10 juillet 2015, au cours d’une cérémonie solennelle et sobre, le drapeau fut donc enlevé alors que les partisans comme les opposants à cette décision se retrouvaient face à face mais sans débordement. Les opposants présents étaient majoritairement des descendants de soldats sudistes, regroupés au sein de l’association « Sons of Confederate Veterans », sans lien avec les groupuscules néo-nazis ou le Ku Klux Klan.
Suprématistes, antifas et… gens ordinaires
La crise née du drame de Charleston s’est répandue dans tout le Sud et plusieurs municipalités ou comtés ont dû se prononcer sur le maintien du drapeau sudiste dans l’espace public et/ou la mise au musée de statues de généraux confédérés. La polémique autour de ces questions s’est développée, en particulier à La Nouvelle-Orléans, lorsque la municipalité de Mitch Andrieu a décidé, en décembre 2015, de retirer la statue du général Lee, celle du président de la confédération Jefferson Davis et celle de l’enfant du pays, le général Beauregard, créole et d’origine française. Certains extrémistes ont même demandé le retrait de la fleur de lys du logo de l’équipe de football américain professionnelle de la ville, les Saints, sous prétexte qu’elle symbolisait aussi l’esclavage parce qu’elle évoquait un lien entre le symbole de la monarchie française et le code noir !
La décision n’a pas été effective immédiatement puisque des recours devant la justice de l’Etat de Louisiane ont retardé l’enlèvement des statues jusqu’au début de cette année. Les opposants au retrait se sont ensuite mobilisés pour s’opposer pacifiquement en organisant des veillées nocturnes autour des trois statues, persuadés que la municipalité organiserait leur déboulonnage de nuit.
Au cours de plusieurs de ces veillées, ces gens ordinaires et sans appartenance politique, pour certains venus d’autres Etats du Sud, ont été attaqués à plusieurs reprises par des groupes d’antifas dont les méthodes et la violence n’ont rien à envier à celles de leurs pendants d’extrême-droite. Finalement au printemps, les trois statues ont été retirées par des hommes cagoulés (probablement issus des pompiers de la ville) et contrairement aux engagements et affirmations de Mitch Andrieu, elles sont pour l’heure, non pas dans un musée, mais dans un dépôt de la ville à ciel ouvert.
Identité manipulée
La municipalité de Charlottesville a voulu suivre l’exemple de La Nouvelle-Orléans et a voté l’enlèvement de la statue du général Lee. Les tensions et les crispations nées autour de ces votes n’ont pas laissé les groupuscules néo-nazis et suprématistes blancs indifférents. Ils ont surfé sur un mécontentement et une incompréhension légitimes de la part d’une partie de la population face à ce qui est perçu comme une atteinte aux sacrifices de leurs ancêtres, mais surtout à leur identité, jusqu’ici assumée et acceptée, par l’ensemble du pays.
Il y a aussi la question occultée par les municipalités : celle du coût financier exorbitant de ces retraits de statues. Mitch Andrieu n’avait-il pas mieux à faire des milliers de dollars qu’il a investi dans leur retrait ? En les utilisant, par exemple, pour réparer les dégâts encore visibles de l’ouragan Katrina dans les quartiers les plus défavorisés de sa ville, habités en majorité par des noirs ? On ne peut occulter les vrais problèmes sociaux, éducatifs et sanitaires qui gangrènent la classe moyenne américaine depuis l’effondrement de son niveau de vie.
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