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Charlotte Brontë, un coeur anglais

Charlotte Brontë n’est pas sans ambiguïté face à la notion de progrès induite par la révolution industrielle.


Charlotte Brontë, un coeur anglais
Portrait de Charlotte Brontë , George Richmond, 1850. Wikimédia Commons

Shirley, roman méconnu de Charlotte Brontë, fait son entrée dans la collection « Pléiade » de Gallimard. Une plongée dans l’Angleterre de 1812 en proie aux émeutes ouvrières et aux amours compliquées.


Il y a un phénomène étrange en littérature : devenir pour la postérité l’écrivain d’un seul livre. Prenez-le par le bout que vous voulez, Charlotte Brontë, c’est Jane Eyre et seulement Jane Eyre. Quand en 1847, un certain Currer Bell, pseudonyme imposé à la jeune femme, fait paraître cette fausse autobiographie d’une orpheline, le succès est immense. Il y a une nouvelle édition dès l’année suivante, le livre est salué par les cadors du roman anglais de l’époque, tel Thackeray, l’auteur de la Foire aux vanités.

Charlotte, née en 1816, est la fille d’un pasteur caractériel au pessimisme anticatholique qui tend à la misanthropie. Ce n’est pas un père saturnien, il est juste un homme de son temps. Il veille de près à l’éducation de ses six enfants. Il n’étouffe pas leurs aptitudes à la rêverie et à la lecture, mais il a été tout de même un peu effrayé par sa réussite : parmi les six, les quatre survivants, trois sœurs et un frère, sont saisis par le démon de la création. Il y a Charlotte, mais aussi Emily et ses Hauts de Hurlevent et, dans une moindre mesure, Anne et son Agnès Grey. Le frère, toxicomane et alcoolique, a peint, un peu, et bu, beaucoup. Enfant, il a créé l’univers imaginaire de Glass Town, un genre de métavers dirait-on aujourd’hui, qui n’est pas pour rien dans la fécondité de la fratrie.

Nous sommes en pleine époque victorienne et tout surprend alors dans Jane Eyre. Le mélange entre l’analyse psychologique d’une pertinence rare et l’atmosphère gothique. Le gothique anglais, c’est la permanence du romantisme malgré la révolution industrielle. C’est le moyen d’oublier les mines de charbon et les usines rougeoyantes à travers des paysages de landes, des abbayes en ruine, des fantômes dans les couloirs des châteaux, des cimetières sous la lune… Le précédent que l’on pourrait éventuellement trouver, dans ce mélange propre à Jane Eyre, est un roman de Jane Austen, Northanger Abbey (1817), avec Catherine Morland, une jeune femme un peu trop exaltée par ses lectures, qui ne sortira de ses fantasmes qu’en rencontrant l’amour. Dans Jane Eyre, l’aspect fantastique du roman s’évanouit dans une explication rationnelle : la créature qui erre dans le manoir de Thornfield, où Jane est gouvernante, n’est pas une créature surnaturelle mais la première épouse, dangereusement folle, de Rochester. Le féminisme de l’œuvre surprend aussi. La description de la violence sociale envers les femmes vaut condamnation : « Il est insensé de les condamner ou de les moquer si elles cherchent à en faire plus, ou à en savoir plus que ce que la coutume a décrété nécessaire à leur sexe ».

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Après Jane Eyre, Charlotte continue d’écrire. Pourtant, la tragédie a frappé les sœurs surdouées. Si 1847 est une année magique, au cours de laquelle Les Hauts de Hurlevent et Agnès Grey paraissent en même temps que Jane Eyre, 1848 est l’année terrible : ses deux sœurs et son frère disparaissent en huit mois. Où trouve-t-elle la force, sous le talon de fer de la dépression, d’écrire Shirley ? Mystère.

Shirley, qui paraît en 1849, est un vrai roman-fleuve édité aujourd’hui par la Pléiade. Un roman polyphonique, aussi, là où Jane Eyre était tenu par la seule voix de la narratrice. Il y a bien un narrateur, ou une narratrice, dans le roman, mais c’est un narrateur omniscient qui n’hésite pas à intervenir, à commenter l’action, dans une tradition inaugurée au xviiie siècle par Sterne dans Tristram Shandy. Se crée ainsi pour le lecteur une impression d’intimité plus que de distanciation. On est plongé dans une conversation avec quelqu’un qui vous raconte une histoire comme si vous étiez installé confortablement dans son salon. Grâce à cette intimité, on accepte tout, les digressions, les détours, les remarques, on apprécie au passage une certaine ironie et on se passionne assez vite pour une intrigue qui prend son temps. Non, il n’y a pas de longueur dans Shirley, et le lecteur d’aujourd’hui, habitué aux pavés formatés avec leurs 300 pages de trop, serait malvenu de critiquer ce foisonnement maîtrisé.

On voit des patrons, des pasteurs, des travailleurs, car Shirley est d’abord un roman historique et social. Il se déroule entre février 1811 et août 1812, alors que l’Angleterre est soumise au blocus continental de Napoléon et connaît les révoltes luddites de la classe ouvrière : le luddisme vise à casser les machines qui vont remplacer des travailleurs déjà en grande difficulté à cause de la situation économique désastreuse. Un patron du Yorkshire, Robert Moore, veut protéger sa filature alors que l’émeute gronde. La nuit, on échange autant des coups de feu que des coups de cœur. Le nombre de pistolets et de fusillades est assez impressionnant, mais le roman psychologique reprend ses droits avec la rivalité complexe et feutrée de deux jeunes femmes amies, Shirley et Caroline – l’héritière indépendante et l’orpheline fragile.

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Charlotte Brontë n’est pas sans ambiguïté face à la notion de progrès induite par la révolution industrielle. Comme le fera quelques années plus tard Charles Dickens dans Les Temps difficiles, une sensibilité qu’on pourrait qualifier d’écologique romantique apparaît dans Shirley.

Entre fascination et répulsion pour les usines, comparées au Moloch, qui détruisent le paysage, se dessine le palimpseste d’une Angleterre pastorale et magique, à jamais disparue : « Quand j’étais toute petite, Mrs Moore, ma nourrice, me parlait de fées qu’on voyait dans cette ravine. C’était avant que mon père n’eût bâti la fabrique, lorsque Hollow était un ravin parfaitement solitaire. Vous serez victime du sortilège… »

N’en sommes-nous pas tous là, aussi désenchantés qu’une héroïne de Charlotte Brontë, devant un monde aussi abîmé ?

Charlotte Brontë, Shirley – Villette (trad. Dominique Jean et Véronique Béghain, préface Laurent Bury), Gallimard «Pléiade», 2022.

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Décembre 2022 - Causeur #107

Article extrait du Magazine Causeur




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