Six mois après les attentats, le journal Charlie Hebdo vit. À son rythme de convalescent. Chaque semaine le journal paraît, inégal dans ses livraisons comme presque tous les journaux. Et c’est rassurant. Les traumatismes après le choc, encore apparents, la pénible sortie de l’asphyxie médiatique et émotionnelle, l’argent brusque et ses convoitises, l’attente d’un nouveau lectorat, la défiance hostile d’ennemis irréductibles, la délectation morbide de ceux qui implorent l’oraison funèbre pour le journal, n’auront pas eu raison de l’hebdomadaire satirique. C’est en soi, déjà, une grande victoire.
Après l’émotion populaire, les polémiques intellectuelles et politiques, les fortes dissensions identitaires, l’après-Charlie est un baromètre du malaise français. L’empoignade dans cette guerre des tranchées est à la fois glaçante et passionnante. Mais laissons ce festin au bal des vautours ; qu’ils y festoient et s’y entredéchirent. La charogne est une pièce rare, c’est l’os médiatique et la moelle politique vide que l’on aime sucer. Ça n’a pas grand intérêt. Au sein du journal, malgré des tensions pour le moins prévisibles dans la rédaction, les bisbilles, l’aventure reprend ! Dans les renaissances comme dans les naissances, l’enfant qui apprend à marcher se casse la gueule, hésite, pleure, c’est un certificat de vie. Un long fleuve tranquille aurait été plus intriguant. C’est ainsi salutaire. Parlons donc, dessins, billets, colonnes, reportages, chroniques. De la chair et de l’os d’un journal dont la patte se renouvelle.
Je lis toujours avec ravissement Philippe Lançon. Assidu lecteur de ses portraits dans Libé, son Jacuzzi des ondes est un modèle d’indolence, d’élégance d’une parure littéraire éblouissante. On n’y lit sa convalescence, la vie à l’hôpital, les petites attentions tendres entre personnel et patients. On le suit, au fil de cette chronique, dans ses sorties, son alimentation, ses furtifs mais acérés commentaires de l’actualité. C’est le feuilleton d’une résistance sans aspérités, sans rancunes, d’un survivant qui confie à la force des textes, et au détachement, ses classieux espoirs.
On retrouve cette forme de mansuétude rieuse chez le chic Riss. Directeur de la rédaction, son éditorial au début du journal, d’une féroce ironie, campe le décor d’un canard qui ne ploie pas sous les injonctions. Dans son style sobre, entrecoupé de fulgurances et de saillies, Riss milite, avec la magie du dessin, cruel ou tendre, pour les migrants, contre le racisme, contre les flots d’argent aux sources impures qui irriguent la mafia du foot mondial, contre le complotisme dont Internet se fait le diligent relais…Et bien d’autres ! Riss, c’est une parole saine, pas à l’abri d’une naïveté coupable, souvent perfectible, mais dont l’allure atteste de desseins nobles. Il perle de cette écriture sans amertume quoiqu’incessible, la charmante personnalité d’un dessinateur insouciant et engagé.
La pétulante Zineb El Rhazoui, sublime hérétique, revivifie la flamme du refus de l’oppression et de la terreur. Ses fulgurances ravivent la nécessité du blasphème, sans haine, dans une systématicité qui reflète plus la constance que l’obstination. Et ce journal jadis étiqueté irresponsable, impie, médiocre¸ consacre pourtant des lectures pointilleuses de Jean-Yves Camus et l’érudition de Gérard Biard. Des reportages de bonnes factures de Laurent Léger, Guillaume Erner, Fabrice Nicolino. Les colonnes de Vinson, les Histoires d’urgences de Pelloux et la carte postale de Madenian, raffermissent les liens d’une famille, avec ses traditions, ses habitudes, ses défauts et ses charmes. Des plumes invitées ouvrent le champ vers d’autres caps.
Et splendides découvertes, les scènes de la vie hormonale de Catherine, d’une gaité et d’une acerbe tendresse. Au milieu des dessins, souvent drôles, parfois ratés, tantôt cruels mais si justes, Tantôt simplistes, cependant inexorablement nécessaires, des crayons révèlent des talents immenses comme Coco. L’inégalable Luz distribue ses géniaux coups de poings, et l’on se surprend à être peiné par son départ prochain. Mais cette catharsis est peut-être nécessaire. Bon vent camarade! Il faut injecter du sang neuf à Charlie. Il manque aux dessins du panache. La rubrique phare, les « unes » auxquelles vous avez échappé, manque d’éclat, d’irrévérence et d’inspiration. Mais peut-il y avoir chantier plus formidable sur ce terreau fait des fumiers d’esprits si prodigieux ? L’avenir peut être rose.
Six mois intenses mais finalement banals. La vie d’un journal ordinaire, fragile, mais résolument nécessaire. C’est à son inventivité, ses recrutements de nouveaux dessinateurs – il en faut -, son maintien de l’esprit impudique et moqueur, que Charlie devra son avenir. Les polémiques, les sensibilités, les hostilités seront de bien piètres remparts face au génie du dessin et à la virtuosité de la plume. C’est sur cette matière que l’hebdomadaire doit capitaliser, jouer avec des crayons contre les dangers du Monde. Ces six mois dégagent un peu plus l’horizon.
*Photo : NICOLAS MESSYASZ/SIPA. 00704127_000007.
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