Le même jour, on célèbre le droit au blasphème et on appelle à la censure de Valeurs actuelles.
Tous Charlie, bien sûr. Comme le 11 janvier 2015 et comme à chaque anniversaire. On ne s’engueule pas devant des tombes. Le procès qui s’ouvre, à défaut d’être « historique », comme on le répète à l’envi, permettra peut-être de retracer la litanie des renoncements, accommodements et plus encore des aveuglements militants qui ont préparé ces funestes journées des 7, 8 et 9 janvier 2015, au cours desquelles 17 personnes ont été froidement assassinées. Les coupables ne seront pas jugés. Mais ils ne sont pas sortis de nulle part.
En attendant, toute la presse salue la « une » de Charlie Hebdo et son choix courageux de republier les caricatures danoises du Prophète que les frères Kouachi, le 7 janvier 2015 ont prétendu venger à coups de kalachnikovs. Et applaudit les mots de Riss, le directeur de l’hebdomadaire : « Nous ne nous coucherons pas. Nous ne renoncerons jamais ».
Offenser l’islam ou toute autre croyance n’est évidemment pas une fin en soi. Mais ce sont ceux qui jugent les musulmans incapables d’endurer la « souffrance de la liberté » qui les insultent
On aimerait croire à cette belle unanimité, imaginer un pays tout entier à l’unisson du courage de ces survivants qui vivent sous étroite protection policière. Mais près de six ans après l’attentat, les illusions lyriques ne sont plus de mise. Chez les défenseurs du journal, l’ambiance est au désenchantement. « Qui, aujourd’hui, publierait les caricatures de Mahomet ? Quel journal ? Dans quelle pièce, quel film, quel livre ose-t-on critiquer l’islam ? Qui depuis cinq ans ? », s’interrogeait Richard Malka, l’avocat du journal, dans Le Point du 13 août.
Le propos est un peu injuste, quand on songe au nombre d’ouvrages, de « unes » (y compris de Causeur) et de reportages (y compris de journalistes du Monde) qui, depuis six ans, n’ont cessé d’alerter, de raconter, de dénoncer. Des pétitions et des tribunes ont été publiées, des intellectuels ont été jugés pour avoir osé dire ce qu’ils voyaient, par exemple que l’antisémitisme était une des maladies de l’islam. Rares sont ceux qui, aujourd’hui, oseraient déclarer, à l’instar de François Hollande, que les territoires perdus n’existent pas.
Et pourtant, la cécité militante n’a pas disparu, le déni poursuit son œuvre de falsification du réel. Nous savons et nous ne faisons rien, sinon ces proclamations qui relèvent d’un rituel de réassurance collective.
L’islam radical continue son travail d’emprise et de sécession, comme le résume Zineb el Rhazoui, dans le Figaro : « Où que le regard se pose dans l’espace public, on voit des manifestations de l’islamisation de la société. Pourtant, le déni est encore très répandu. Même si le discours de l’État a évolué, les actes demeurent néanmoins encore timorés ou insuffisants face à l’ampleur de cette lame de fond de l’islamisme qui monte, au point de devenir visible partout, dans toutes les strates de la société. Dans la rue, dans les endroits chics, populaires, dans les transports, les musées, à la plage, dans les administrations, l’école, la police, l’armée, l’hôpital, l’université. Partout. »
Dans ce contexte, on ne peut que saluer la prise de position de Mohammed Moussaoui, patron du CFCM, qui a appelé les musulmans à ne pas réagir à la nouvelle parution des caricatures : « La liberté de caricaturer est garantie pour tous, la liberté d’aimer ou de ne pas aimer ces caricatures également. Rien ne saurait justifier la violence. »
Un progrès notable quand on se rappelle les « oui, ce n’est pas bien de tuer, mais ce n’est pas bien de caricaturer » qui avaient suivi le massacre. Reste que, selon un sondage réalisé pour Charlie, 18 % des musulmans français, et 33% des 15-17 ans, refusent encore aujourd’hui, de condamner l’attentat. On peut se rassurer en répétant que 82% des musulmans, eux, refusent fermement que l’on tue au nom de leur religion. Cela signifie qu’il y a au bas mot un million de Français, dont un grand nombre de jeunes, qui trouvent des excuses aux meurtriers de leurs compatriotes.
Or, bien au-delà de ces musulmans radicaux, et des musulmans tout court, on a le sentiment que nombre de ceux qui défilaient le 11 janvier ont renoncé à défendre nos libertés, à commencer par la plus essentielle peut-être, la liberté d’expression. Emmanuel Macron a rappelé hier que le blasphème était un droit. Mais l’idée selon laquelle il ne faut pas critiquer les religions, surtout l’une d’elle, est de plus en plus répandue, chez les politiques, les journalistes et les croyants de toute obédience. Cela serait stigmatiser des populations déjà discriminées. Et il faut encore moins caricaturer, cela pourrait susciter des réactions violentes.
Ainsi dans l’affaire Mila a-t-on entendu la garde des Sceaux, l’inénarrable Nicole Belloubet affirmer que « l’insulte à la religion était évidemment une atteinte à la liberté de conscience » – avant de se rétracter.
Offenser l’islam ou toute autre croyance n’est évidemment pas une fin en soi. Mais ce sont ceux qui jugent les musulmans incapables d’endurer la « souffrance de la liberté » (Alain Finkielkraut) qui les insultent. Si nous avons choisi de publier nous aussi certaines de ces caricatures, c’est en hommage à Cabu, Charb et tous les autres, tués pour elles. C’est aussi par respect pour nos compatriotes musulmans, que nous tenons pour des Français à part entière : nous savons qu’ils peuvent respecter le droit sacré à l’irrespect.
Seulement, au-delà de l’épineuse question des croyances, le refus de la divergence et la haine du contradicteur deviennent une norme du débat public. Des minorités offensées pratiquent l’intimidation, numérique ou physique, pour interdire qu’on les critique ou pour imposer leur récit comme une vérité officielle. Pour une grande partie de la gauche, décidément inculpabilisable, le danger, ce n’est pas l’islam radical ou la violence grandissante mais les populistes et leur instrumentalisation de nos « bas instincts », dixit Dupond-Moretti.
Le plus triste, c’est que cette propension à l’exclusion se propage même chez les défenseurs de Charlie et jusque dans l’équipe du journal satirique où on a tendance à ignorer tous les soutiens qui ne viennent pas du bon camp. Alain Finkielkraut observe que Le Monde est Charlie mais demande dans son édito, le jour même du procès, le bannissement des journalistes de Valeurs actuelles, journal que Le Monde, autoproclamé arbitre des élégances morales, a décrété raciste. Le pluralisme, voilà l’ennemi !
En réponse à Mélenchon qui avait placé dans le même sac Charlie, Marianne et Valeurs actuelles, coupables de harcèlement contre sainte Danièle Obono, Charlie s’est insurgé qu’on puisse l’assimiler à un « torchon ». Quel dommage, cela aurait été très Charlie de défendre un journal soutenant des points de vue radicalement opposés aux siens. On ne peut pas aimer la liberté et détester celle de ses adversaires. Le 7 janvier 2015, c’est la liberté que les terroristes ont voulu assassiner. Liberté de choquer, de déplaire, de rigoler, de penser seul contre tous et même de se tromper. Ces appels à la censure le jour où s’ouvre leur procès sont leur victoire.
Numéro spécial : Tout ça pour ça.
Retrouvez :
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— Charlie Hebdo (@Charlie_Hebdo_) September 1, 2020
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