À la conférence de presse organisée pour la sortie du premier numéro post-attentat de Charlie Hebdo, Renald Luzier, dit Luz, semblait profondément secoué. Il faut dire que Luz a survécu – par accident : il était en retard. Maintenant, ses amis sont morts et lui est vivant. Les survivants se retrouvent en pleine lumière, sommés de parler au nom des morts. Luz a parlé, par les mots et par l’image, pour ses collègues assassinés. C’est ce qu’il a expliqué au sujet de la nouvelle « une » : un Mahomet attristé porte une pancarte « Je suis Charlie ». Au-dessus, Luz a écrit ces mots : « Tout est pardonné ».
D’un certain point de vue, c’est un acte de défi. Dessiner le Prophète en une, cela veut dire : vous ne nous ferez pas taire. Et puis, il y a cette affirmation, « tout est pardonné ». Est-ce de l’ironie ?[access capability= »lire_inedits »] Une façon de se moquer de ceux qui croient pouvoir tuer impunément ? Apparemment pas.
Pour Luz, lui et ses copains morts ne sont pas des champions de la liberté. « Nous sommes, par-dessus tout et plus que tout, des dessinateurs, et à ce titre nous dessinons les gens exactement comme le font les enfants », a-t-il expliqué. Avant d’ajouter : « Les terroristes ont été enfants, eux aussi. Comme nous, comme tous les enfants, ils dessinaient. Et il semble qu’un jour ils aient perdu leur humour. » C’est tout. Toute cette affaire – les caricatures, la provocation, la colère musulmane, les assassinats brutaux – a été un tragique malentendu. Nous sommes tous des enfants. Les caricaturistes sont des enfants et les terroristes aussi. Ce que les enfants sans humour ont fait aux enfants humoristes n’est pas gentil. C’est trop triste. Même Mahomet est triste. Regarde, il écrase une larme. L’ennui, c’est que, comme nous sommes tous des enfants, personne n’est responsable. Tout est pardonné. Allez, retournons jouer.
Seulement voilà, ce n’est pas un jeu. Et les terroristes ne sont pas non plus des enfants jouant avec des crayons. Ce sont des hommes, des adultes armés de pistolets et d’explosifs, des hommes en colère. Pour eux, le Prophète n’est pas un bonhomme marrant qui arbore un badge « Je suis Charlie » parce que la méchanceté des enfants sans humour le rend triste. Il est le messager de Dieu et le détenteur de la vérité divine. Il ne condamne pas la violence. Au contraire, souvent il l’exige. L’offenser est sacrilège.
Quand un groupe définit les lignes rouges de sa susceptibilité religieuse (en décrétant que certains propos et certains actes constituent des offenses), les bonnes manières humanistes commandent de respecter cette susceptibilité. Mais pas à n’importe quel prix. Le respect a ses limites, ne serait-ce que parce que, plus nous sommes disposés à respecter la sensibilité des religieux, plus ils ont tendance à se montrer chatouilleux. Reste alors à savoir où nous plaçons la limite entre le respect et l’irrespect. Eh bien au point précis où le respect de tes croyances impose que je renonce aux miennes. Au point où le « respect » n’est plus l’expression de la fraternité humaine, mais celle de la soumission.
Autrement dit, ce qui est en jeu, ce ne sont pas les dessins « enfantins » de Charlie Hebdo – vulgaires et stupides la plupart du temps –, mais cet article de la foi démocratique que nous appelons « liberté d’expression ». Cette liberté fait partie de la batterie de droits et libertés qui forment l’armature de l’existence démocratique. Elle mérite qu’on se batte pour elle. Si tu te bats pour une chose à laquelle tu crois vraiment, tu n’essaies pas de convaincre tes ennemis, ni de te convaincre toi-même, qu’un meurtre est un regrettable malentendu. Aucun meurtre ne l’est. Les gens qui tuent pour leurs idées ne jouent pas. Ils sont sacrément sérieux. Et si tu prends au sérieux tes propres idées, tu n’es pas d’humeur à oublier ou à pardonner. Tu te souviens, et tu te tiens prêt.[/access]
*Photo : REVELLI-BEAUMONT/SIPA . 00627190_000001.
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