Analyse des débats du procès des attentats, sous l’angle des complicités intellectuelles ayant fait le terreau du terrorisme. Première partie.
Il est rare dans l’enceinte d’une Cour d’Assises que soient prononcés et développés à la barre des termes qui relèvent plus du registre de la chambre de la Presse, tels que liberté d’expression, racisme, totalitarisme, blasphème, que du jargon criminel de droit commun.
Dans ce procès, les accusés indiffèrent
Devant la formation de la Cour d’Assises spéciale saisie des attentats de Paris de janvier 2015, après les huit premiers jours de débats consacrés essentiellement à la tuerie perpétrée dans les locaux de Charlie Hebdo, on se sera finalement fort peu intéressé aux accusés.
Les « survivants » du massacre, ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes, sont venus déposer à la barre, témoins indemnes physiquement, blessés graves difficilement consolidés- corporellement -, familles de disparus, tous atteints au plus profond d’eux-mêmes par cette triple douleur: dans leur chair, dans leur immense et irremplaçable perte affective, et dans cette insupportable et tellement injuste accusation d’être les « méchants », d’être des racistes, des islamophobes, et de l’avoir bien cherché, qui perdure aujourd’hui alors que les caricatures ont fait l’objet d’une réédition dans le numéro du 2 septembre 2020, dont il faut saluer le remarquable courage, et dont on connaît aujourd’hui les suites.
Passe encore en effet lorsque cette insupportable accusation provient d’anonymes hostiles, ou d’ennemis déclarés, mais le plus révoltant pour ceux qui s’en sont fait l’écho c’est lorsqu’elle émane du même bord, de la gauche ou d’une certaine gauche qui aurait dû choisir la défense de la laïcité, mais qui s’est cantonnée dans une compromission que les journalistes de Charlie Hebdo reconnaissent ne pas avoir vu venir.
Si le verdict avait dû être rendu au terme de ces premiers jours de débats, en raison du terrain sur lequel les survivants parties civiles se sont aventurés et ont tenu à marteler leur ressentiment, il porterait sur les responsabilités de la classe intellectuelle et politique, sur le contexte social de ce dossier.
Nous sommes des innocents
En effet, passé le premier choc, sidérant, d’assister à la projection de photos et vidéos de la scène de crime, de contempler les yeux incrédules en dépit de notre connaissance des événements, les corps sanglants, disloqués et enchevêtrés des victimes, d’assister à l’irruption des hommes cagoulés et armés dans la salle de rédaction et à leurs tirs implacables, de suivre leur sortie des locaux en les entendant hurler qu’ils ont vengé le prophète, nous avons ensuite entendu la description glaçante des témoins de l’agression dont ils ont réchappé mais dont ils refusent de se considérer comme « victimes ».
« Nous ne sommes pas des victimes, a dit Riss, nous sommes des « innocents ».
Leur évocation précise, saisissante, seconde après seconde, de ce cauchemar dont ils ne comprenaient pas bien s’ils sortaient morts ou vivants, tenait du récit de guerre.
Chacun a livré sa relation détaillée de ces scènes d’horreur. Nous avons entendu l’amputation physique et affective, cette perte à jamais infligée aux membres de cette véritable famille telle que l’équipe de Charlie Hebdo, ainsi qu’aux familles au sens strict, nous a été décrite.
Mais ensuite, à un autre niveau, c’est sur le plan intellectuel que nous avons été confrontés à l’expression d’une douleur qui a tourné au réquisitoire.
Un problème de société
Le ton a été donné par Coco, la dessinatrice, celle qui sous la menace d’une Kalachnikov a dû guider les frères Kouachi jusqu’à la rédaction: au-delà du sentiment de culpabilité qui l’a un temps poursuivie, elle a donné le ton : « Ce n’est pas moi la coupable, les seuls coupables ce sont les terroristes islamistes et leurs complices, et tous ceux qui ferment les yeux et ceux qui baissent leur froc devant le terrorisme islamiste. C’est aussi un problème de société.»
Le clou a été enfoncé par Fabrice Nicolino, journaliste blessé aux deux jambes et qui en porte les séquelles, en mettant en cause « une certaine intelligentsia qui a préparé le terrain ».
Comment ne pas être ébranlé en l’entendant dénoncer l’abandon de la profession, l’isolement dans lequel s’est trouvé Charlie y compris à la suite de l’attentat, les conditions d’état de siège dans lesquels l’équipe est contrainte de travailler, sur lesquelles il a écrit un article sans que cela n’émeuve personne, interrogeant sur le fait qu’au pays des droits de l’homme, des journalistes sous protection doivent exercer leur travail dans un bunker. Visiblement les « grands esprits » semblent se soucier plus de la liberté de la presse en Biélorussie que de regarder ce qu’ils ont sous les yeux, a-t-il tonné, et son article n’a bénéficié d’aucun relais.
Nicolino les « vomit, les déteste, tous ! » ; et pourtant, à la traditionnelle question que l’on pourrait lui poser « d’où parles-tu camarade ? » Nicolino nous a expliqué son parcours: élevé dans la haine du fascisme, du totalitarisme nazi, par un père ouvrier communiste, stalinien, il s’est engagé de façon fervente dans les rangs de l’extrême gauche antistalinienne, deuxième totalitarisme, puis en a identifié un troisième: le totalitarisme islamique, et a décidé de se mobiliser contre lui.
Edwy Plenel mis en cause
C’est Nicolino le premier qui a évoqué à la barre les accusations d’islamophobie proférées à partir de 2013 contre Charlie, en dépit du succès judiciaire de 2006 à l’issue du procès des caricatures.
Alors effectivement, inhabituelle en Cour d’Assises cette mise en cause d’Edwy Plenel et de son accusation à l’encontre de Charlie de « mener une guerre aux musulmans », qualifiée d’« infâmie », hors sujet cette dénonciation du «réseau dense des gens qui ont conchié Charlie, qui ont refusé de voir le totalitarisme quand il est en face d’eux », déplacée devant cette juridiction criminelle l’expression de ce ressentiment ? « Tous ces gens-là je leur en veux terriblement ; Ils ont participé à la préparation psychologique de cette affaire. Je ne les accuse pas de complicité. Jamais je ne leur pardonnerai »
La responsabilité des intellectuels: le mot était lâché, Nicolino l’a dénoncée dans un long texte publié en 2017 à l’occasion du 2ᵉ anniversaire de l’attentat[tooltips content= »« Cette gauche qui s’est toujours couchée devant les despotes » Charlie Hebdo n° 1276 du 4 janvier 2017″]*[/tooltips].
Loin de considérer que la situation s’est améliorée, il considère qu’elle est pire, que la France intellectuelle est malade, il convoque devant la Cour d’Assises le Monde diplomatique, et tant d’autres, l’incroyable tribune que Mediapart a accordée à Aude Lancelin et Alain Badiou… « Si l’Allemagne a su faire sa dénazification, ces gens-là n’ont rien compris… »
Rappelons que la première conférence de rédaction de Charlie Hebdo de l’année 2015, que tous ont dépeinte comme chaleureuse et joyeuse, à l’instar de toutes ces réunions, avait commencé par l’évocation du livre de Michel Houellebecq, Soumission, qui venait de sortir.
Et à propos de Soumission, pour rester dans l’esprit de Charlie Hebdo, de sa truculence et de son humour, comment ne pas évoquer le (hélas dernier ?) bon mot de Charb, demandant quelques minutes avant l’irruption des tueurs à Philippe Lançon d’en rédiger la critique, et après que ce dernier ait répondu « je l’ai déjà faite pour Libération, je ne voudrais pas vous en livrer une resucée », la réponse de Charb « Oh si Philippe, resuce nous ! ».
Les autres survivants du journal cités à témoigner ont poursuivi, devant cette juridiction criminelle, cet implacable réquisitoire sur ce qu’ils ont qualifié eux-mêmes de trahison de la gauche, et sur la responsabilité des intellectuels….
>>> Suite de l’analyse <<<
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