Charlie Hebdo : boulevard du ressentiment


Charlie Hebdo : boulevard du ressentiment

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Evidemment, on pourrait commencer par souligner le scandale que constitue l’absence de Cabu et Wolinski à la grande marche républicaine du dimanche 11 janvier (Une absence qui ne fait pas honneur à la corporation des dessinateurs de presse…) Evidemment, on pourrait aussi se féliciter, en liminaire, que dans leur rage meurtrière les assassins de Charlie Hebdo aient miraculeusement épargné Reiser et le Professeur Choron… On aurait pu tenter de plaisanter. J’ai personnellement tendance à chercher à rire pour me rassurer, comme les enfants chantent dans le noir pour chasser les fantômes. Avant de prendre la plume sur le drame on est saisi d’un vertige : à quoi bon rajouter une larme dans l’océan des commentaires ?  À quoi bon prendre la parole après Robert Badinter, Mickaël Youn et Francis Lalanne ? (Dont la chanson-hommage « Je suis Charlie » constitue le second attentat contre l’hebdo en moins de dix jours…) Autorisons-nous quelques notules.

Sans surprise les hommes politiques ont été prompts à récupérer le drame et capitaliser sur l’émotion collective. On a vu le premier secrétaire du PS M. Cambadélis batailler tout seul, avec un sens éprouvé du ridicule, contre la présence du Front national dans la grande alliance républicaine contre la barbarie islamiste. On a vu de spectaculaires retournements de vestes, qui ont du faire frémir tous les amateurs de beau linge, tant les coutures ont craqué. On a entendu le militant Besancenot, ancien cycliste d’extrême gauche, dénoncer à la télévision l’innommable crime, alors qu’il condamnait il y a encore deux ans les « Unes » mahométanes de l’hebdomadaire satirique qu’il jugeait « non appropriées ». On a vu, bien trop vu, M. Cohn-Bendit depuis l’attentat, lui le symbole momifié de Mai 68, pleurer partout Charb, Cabu, Wolinski et consorts, alors qu’il qualifiait de « cons » et « masos » les joyeux drilles de Charlie après leurs Unes sur les caricatures du prophète. Il déclarait à l’AFP en 2012 : « J’ai toujours compris la provocation : c’est taper sur ceux qui ont le pouvoir. Autant que je sache, ce ne sont pas les salafistes qui ont le pouvoir ». Il faut dire qu’à l’époque on est allé très loin à gauche, et à la gauche de la gauche, pour dénoncer les gens de Charlie et leur propension – entre deux caricatures du pape – à se foutre de la gueule de l’Islam, perçue comme la religion des « damnés de la terre », par-là même intouchables… Parmi les réactions, signalons celle de l’économiste iconoclaste autorisé, Frédéric Lordon, qui dans une longue charge contre le slogan « Je suis Charlie » (gimmick selon lui dangereux par l’unanimisme qu’il a instauré, et les « injonctions » diverses qu’il a induit) croit utile d’écrire : « On pouvait donc sans doute se sentir Charlie pour l’hommage aux personnes tuées – à la condition toutefois de se souvenir que, des personnes tuées il y en a régulièrement, Zied et Bouna il y a quelque temps, Rémi Fraisse il y a peu ». Tout est dans le « sans doute », évidemment. On signale aussi un fascinant communiqué d’Attac, qui fait bien attention de ne surtout jamais appeler un chat un chat, et noie le poisson dans un océan de relativisme, mettant presque sur le même plan terrorisme et chômage… « Attac a également le devoir de déconstruire le discours des responsables politiques et des médias dominants qui omet totalement d’expliquer que les tueries de Charlie et de Vincennes ont des causes sociales et politiques. Il nous faut combattre avec la même force l’islamophobie, l’antisémitisme, la xénophobie et les politiques d’austérité qui fournissent le terreau des inégalités, des fractures et de la désespérance sociales ». Car il est vrai, ma brave Dame, c’est la société qui est violente ! On a entendu des voix pour accuser le racisme supposé de la société française avoir inspiré les assassins de Charlie ! On a peu entendu le terme « islamistes » dans la bouche des commentateurs et des politiques, ils ont préféré (et de loin) parler de fondamentalistes, de fanatiques, d’intégristes… Il ne faut pas stigmatiser. Padamalgam. Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, qui n’est pas à un gag près, a même vendu la mèche sur Europe 1 : « Je ne veux pas faire le censeur, mais je pense que l’expression islamiste est probablement pas celle qu’il faut utiliser. J’appelle ça des terroristes. » Une précaution de langage visant à ne pas heurter la sensibilité (que l’on sait immense) des « islamistes » ?

Si dans les hautes sphères on a tenté de contraindre la parole, cette dernière semble s’être libérée partout ailleurs… Lors de la grande marche républicaine du 11 janvier il y avait un peu moins de 4 millions de personnes dans les rues, sachant que le pays comporte 66 millions d’habitants, calculer le nombre de personnes qui n’y étaient pas, ainsi que l’âge du capitaine ! On a eu beau mobiliser le tissus associatif, éditer des pin’s, imprimer des autocollants et évoquer l’épisode tragique dans le feuilleton Plus belle la vie (de France 3), rien n’y a fait… certains n’ont montré aucune compassion pour les victimes (qu’ils s’agissent des policiers, des punks de Charlie ou des clients de l’Hypercasher), aucun dégoût pour la violence islamiste, ou si peu, aucun sentiment d’appartenance collective face au drame… La grande vomissure de haine s’est déversée sur les réseaux sociaux, dans les forums internet, sur les zincs des troquets … Plus grave, depuis la tuerie, on a enregistré une cinquantaine d’interpellations pour apologie du terrorisme, et déjà une dizaine de condamnation a été prononcée. Le vivre-ensemble a pris un sacré coup dans l’aile ! L’attentat à la rédaction de Charlie a révélé cruellement une école de la République impuissante face aux provocations et aux violences – des centaines d’incidents ont été signalés à travers le pays lors de la minute de silence organisée en mémoire des victimes. À Senlis, dans l’Oise, un lycéen a été passé à tabac par des élèves d’un établissement voisin, qui lui reprochaient d’avoir exprimé sa tristesse face au drame. La victime est issue du lycée général de la ville. Les agresseurs d’un établissement professionnel. Le Parisien parle de « guerre des lycées », et indique que les caïds heurtés dans leurs convictions (Wesh su’l’Coran !) prétendent vouloir continuer à « buter du Charlie Hebdo ». Presque simultanément à Châteauroux dans l’Indre un lycéen était tabassé par trois camarades pour avoir affiché son soutien au mouvement «Je suis Charlie». Une élève justifie l’extrême violence au Figaro : «Faut comprendre aussi, toucher à la religion, c’est plus que limite» ; quant au chef d’établissement il semble avoir pris toute la mesure du problème : « C’est de leur âge » déclare t-il. La crispation religieuse et communautaire semble être à son comble. Bravades adolescentes ? Pas que… Réponse du Ministère ? Le déploiement en grande pompe de « référents laïcité »… On serait presque tentés d’en rire.

Au-delà des débats sur le sexe des anges, sur la formule chimique exacte qui fabrique les terroristes (Responsabilité des prisons ? Responsabilité des autorités laissant les coudées franches à des imams intégristes dans certains territoires, etc. ?) il faut s’interroger sur toute cette France qui non seulement « n’est pas Charlie » (c’est son droit), mais exprime – à travers une insensée sympathie envers les assassins du 7 janvier – sa haine de la France, sa haine de la liberté d’expression, sa haine de l’autre… Et ce que le drame de Charlie nous révèle, à travers les diverses prises de paroles et actes qui ont suivi, c’est le terrible ressentiment qui semble animer une partie de nos compatriotes, tentés par un repli communautaire tragique, et par un obscurantisme qui nous conduit droit à l’affrontement.

En cela les pathétiques portes-flingues du 7 janvier ont déjà réussi leur coup : accélérer encore le clash entre les communautés, les religions, les « cultures »… S’il est urgent de réformer les services de renseignement, il l’est tout autant de prendre acte de ce ressentiment qui gonfle comme une voile, et d’en souligner inlassablement la bêtise. La bêtise-beauf, qui est la chose du monde la mieux partagée. Mais comme le déclarait Cabu à nos confrères du Parisien en octobre dernier : « Bien sûr, on vise à dénoncer la bêtise. Mais comme le beauf a rarement conscience d’être beauf, cela ne sert pas à grand-chose… »

*Photo : B.K. Bangash/AP/SIPA. AP21679221_000006.



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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