L’histoire oubliée des caricatures de Charlie Hebdo


L’histoire oubliée des caricatures de Charlie Hebdo

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Retrouvez la première partie de l’entretien ici.

Philippe, vous êtes alors assez contesté au sein de la rédaction de Charlie. Obtenez-vous néanmoins un consensus durable sur la défense d’une laïcité qu’il faut bien dire de combat, face à la stratégie de grignotage du camp antilaïque ? Et quel est l’état de l’opinion au moment du procès ?

Ph. V. : C’est simple : à l’intérieur de la rédaction, il n’y a aucun débat à ce sujet, et l’opinion nous est massivement favorable. En revanche, dans le milieu intellectuel et médiatique, la tendance dominante, c’est plutôt l’hostilité, en tout cas la réprobation ; des journaux nous donnent des leçons de bonnes manières démocratiques, certains essaient de démontrer de mille manières qu’on a tort, et qu’on énerve les gens. La grande expression de l’époque, c’est : « L’huile sur le feu. »

Ça l’est toujours en 2011, après l’incendie. Charb en tire une « une » hilarante. « L’invention de l’humour » – un homme des cavernes  avec le feu dans une main et de l’huile dans l’autre.

Ph. V. En tout cas, cela témoigne d’une absence totale d’imagination dans l’invention des métaphores. Et, ce qui est plus grave, de la répétition de La Trahison des clercs. Benda a écrit ce livre après la Première Guerre mondiale, puis l’a réécrit après la deuxième. Marc Bloch parle de la même chose dans L’Étrange défaite. Et ça recommence sans cesse. Et voilà qu’à nouveau, des intellectuels tournent le dos à la raison !

On arrive au procès, les 7 et  8 mars 2007. Il y a beaucoup de tension, du stress, l’envie d’en découdre, la peur de perdre. Est-ce qu’à tout cela s’ajoute la peur physique ? Le procès est-il un moment à haut risque ?

P. V. : Non. Je suis bien protégé, j’ai confiance dans les policiers qui sont autour de moi. Et puis, on ne peut pas vivre tout le temps dans la peur.[access capability= »lire_inedits »]

Ah bon ?

Ph. V.  Cependant, on est conscient du danger. Deux ou trois fois, j’étais sorti bêtement sans ma protection, c’était une bêtise qui aurait pu très mal se terminer, donc après, j’ai été plus prudent.

Quels sont les grands moments du procès ?

D.L. : Pour moi, c’est la plaidoirie de Richard, énorme… La plaidoirie de Georges Kiejman, sans doute…. Mais la plaidoirie de Richard est incroyable, c’est indiscutable !

E. L. : Je résume pour les lecteurs. Grâce à l’une des parties adverses qui avait eu l’imprudence de brandir l’argument du « deux poids, deux mesures », Richard Malka a fait une démonstration à la fois implacable et tordante. Vous voulez l’égalité de traitement ? Vous êtes bien sûrs ? Etre logés à la même enseigne que les chrétiens ? Vous voulez cela ? Et il brandissait des unes de Charlie Hebdo où l’on voyait le père, le fils et le pape dans des positions pour le moins offensantes. J’imagine la tête des honorables hommes de religion. Pour faire bonne mesure, il a montré quelques rabbins et d’autres. Et il répétait : « Vraiment, c’est ça que vous voulez ! ». Tout le monde se marrait et, en même temps, c’était une façon magistrale de dire : C’est ça le prix de la liberté. Et ce n’est pas négociable.  À la fin de la plaidoirie, ils étaient K.-O. Le procès était gagné.

Ph. V. Pendant ce temps, moi j’étais à la fois plié de rire et épouvanté. Je me faisais tout petit en voyant ces unes plus trash les unes que les autres dont j’étais responsable… À chaque fois, il montait d’un cran, et je me disais : « Non, il ne va pas oser, non, il faut qu’il arrête… »

D .L. : Mais attention, tout cela avait un sens. Et dans toutes ses interventions, Philippe s’est employé à le faire apparaître avec force et clarté. Il voulait que cette histoire donne à penser. Ce procès, c’était de la philosophie en action, on assistait au décryptage intellectuel d’une époque, et ce décryptage a permis de désamorcer la question de l’islamophobie et de la retourner à l’envoyeur.

Ph. V. : Décryptage intellectuel, peut-être, je l’espère… N’empêche, je suis convaincu que l’un de nos avantages sur nos adversaires, c’est que Georges Kiejman, Malka, moi et les autres, on est plutôt des marrants… Dans ce climat dramatique, on a souvent dérapé et fait exploser de rire le tribunal, le public, et même parfois la partie adverse, qui n’arrivait pas à se retenir. Georges Wolinski disait : « Le rire, c’est le plus court chemin d’un homme à un autre. » Pendant une interruption accordée par le président pour nous permettre d’aller boire un verre d’eau, il y a eu un moment étrange. Comme la salle était absolument bondée, on était tous serrés dans l’allée centrale, et je me suis retrouvé collé à l’avocat de la Ligue islamique mondiale… Et le type me dit : « Monsieur Val, je ne suis d’accord avec rien de ce que vous dites, mais j’aimerais bien être votre ami. » Et ça, c’est très important ! C’est l’histoire de l’éternel retour de Nietzsche : si vous deviez vivre éternellement ce que vous êtes en train de vivre, accepteriez-vous de faire ceci ou cela ? Eh bien lui, s’il avait eu à vivre éternellement, il aurait préféré être de notre côté que du sien !

On le comprend ! L’enfer avec vous, ça doit être plus marrant que le paradis avec ces messieurs.

Ph. V. On ne peut pas ne pas citer l’intervention presque solennelle d’Élisabeth Badinter. Elle a tout dit, en très peu de mots. « Si Charlie Hebdo perd ce procès, le silence s’abattra sur nous, et c’est la pire des choses. » Et là, elle a mis tout le monde d’équerre…

Il y a eu aussi ce petit coup de théâtre : la lettre de soutien de Nicolas Sarkozy alors candidat à la présidence de la République. Et vous avez aussi reçu celle de François Hollande. Deux futurs présidents…

Ph. V. : L’épisode du fax de Sarkozy a été assez baroque. C’était en pleine audience, au milieu de mon très long interrogatoire par le président. Arrive alors une lettre du ministre de l’Intérieur et candidat en campagne, Nicolas Sarkozy, qui soutient spontanément Charlie Hebdo, comme il l’avait fait au moment des caricatures. Donc, il tient bon. Quant à François Hollande, il a fait preuve d’une sacrée indépendance. Ségolène Royal, qui était candidate contre Sarkozy, était, elle, hostile à la publication des caricatures et plus encore à la présence de François Hollande au procès. Elle devait être furieuse. Mais Hollande a eu le courage de venir quand même, ce qui n’a pas dû être facile…

D. L. : Il y avait aussi Bayrou, qui était également candidat et qui, à ce moment-là,  incarnait  la troisième force de l’arc démocratique français. Et ce n’était pas évident pour eux, qui se présentaient aux élections, de soutenir Charlie, car ils étaient en avance sur beaucoup de gens dans leurs camps respectifs. Mais j’ai, moi aussi, une anecdote sur l’épisode Sarkozy. J’étais en train de tourner dans la salle des pas perdus quand je vois des gens arriver avec le fax de Sarkozy, pour aller le transmettre à Philippe. Là, quelqu’un de Charlie que je ne citerai pas s’exclame : « On ne peut pas accepter le soutien de Nicolas Sarkozy ! » Je m’énerve: « Mais vous êtes complètement dingues ! Vous avez le soutien d’un mec qui est probablement le futur président de la République… » Réponse : « Peu importe, c’est Sarkozy ! Il faut absolument dire qu’on ne veut pas de son aide ! »

Ph. V. : À la suspension de l’audience, ces personnes m’ont sauté dessus pour me dire : « Il faut refuser absolument cette lettre de Sarkozy ! » Et je les ai calmés : tout ce qui venait du camp démocratique était bon à prendre.

Bon, Charlie gagne, la laïcité est sauvée. Et on s’empresse de tout oublier. Dans les années qui suivent, où la République recule sur tous les fronts, le camp laïque est plutôt isolé, montré du doigt. Comme dirait Muray, « le réel est reporté à une date ultérieure ». Cet aveuglement volontaire intrigue…

Ph. V. : C’est encore la même mécanique du renoncement du milieu intellectuel français dominant. Je crois que le premier ressort de ce renoncement, c’est la peur. Pour masquer cette peur, on construit un discours qui permet de se donner le beau rôle tout en évitant soigneusement la confrontation…

D. L. : Il ne s’agit pas seulement des élites, mais d’une tendance lourde, à l’œuvre depuis longtemps dans la société française, qui consiste à se protéger des réalités, notamment des réalités totalitaires, en niant leur existence. Face au nazisme, au  communisme et aujourd’hui à l’islamo-fascisme, les mêmes mécanismes de déni se mettent en marche. On ne veut pas voir, et quiconque voit doit être réduit au silence par un langage falsificateur et manipulatoire. Dans les années 1950, les communistes inventent  le terme « anticommuniste primaire » pour dissuader quiconque de dénoncer le goulag. Aujourd’hui, on tente de nous faire taire par le chantage, en mettant « l’islamophobie » à toutes les sauces.  Cela me rappelle une plaisanterie d’Alain Peyrefitte, ancien ministre du général de Gaulle, quand Marchais, le secrétaire général du Parti communiste de l’époque, lui reprochait son anticommunisme primaire. Il lui répondait : « Faites-moi du communisme supérieur, et je vous ferai de l’anticommunisme supérieur ! » Aujourd’hui , il pourrait dire : « Faites-moi un islam supérieur et je vous ferai de  “l’islamophobie“ supérieure. »…

Je ne suis pas sûre que les cadres de l’islam de France apprécient votre boutade.  Neuf ans après le procès des caricatures, et quelques semaines après le massacre de Charlie Hebdo, la dénonciation de « l’islamophobie » bat son plein.

D. L. : L’un des principaux problèmes, c’est que certains sujets accèdent difficilement à l’espace médiatique, ou alors dans des débats caricaturaux où les plus lucides sont invités comme repoussoirs. J’ai eu la chance de bénéficier durablement du soutien de Jérôme Clément à Arte, et je tiens à l’en remercier, car dans un environnement qui ne m’était pas toujours favorable dans la chaîne, il a toujours imposé que je puisse faire ce en quoi je croyais. Avec Belmer, il a été un compagnon de route précieux dans une période où les vrais partenaires étaient rares. J’ai traité grâce à lui des sujets comme « La nuit algérienne », « Le 11 Septembre n’a pas eu lieu », où on démontait les thèses complotistes, ou encore « La femme, l’avenir de l’islam ». En 2003, j’avais réalisé  « Les Français sont-ils antisémites ? », c’était la première fois qu’on disait  à la télévision qu’il y avait un antisémitisme des banlieues. Depuis, on prend des gants pour le redire…

Ph. V. : Si nous avons perdu l’après-procès, c’est en grande partie parce que l’information est de plus en plus idéologique en France. Vers 1995, on a vu arriver des petites boutiques comme ACRIMED, assez marginales et très virulentes, qui se sont lancées dans la critique des « médias dominants ». Après tout, pourquoi pas, c’était marrant  de dévoiler des collusions. L’ennui, c’est que c’est vite devenu une fabrique de complotisme.  Les gens qui sont sortis de là sont devenus profs et formateurs de journalistes, et vingt ans plus tard, on se retrouve avec une génération de journalistes assez massivement convaincue qu’il faut dire certaines choses et pas d’autres, qu’il y a une vision du « Bien » par rapport à laquelle on doit se situer.

Et voilà pourquoi votre presse est muette. Parlons, pour finir, du Charlie d’aujourd’hui. Le paradoxe, c’est que ce journal, qui est pour beaucoup de gens le symbole d’une laïcité intransigeante, est redevenu un journal gauchiste, passablement imprégné  de cette vision du « Bien » que vous évoquez…

Ph. V. : Là, je peux parler au nom de Cabu, parce que nous avions beaucoup de conversations à ce sujet et nous étions 100 % d’accord. Notre analyse était qu’il fallait un peu tordre l’ADN du titre pour le faire entrer dans l’époque. Mais les enseignes sont plus fortes que les hommes. Bien sûr, nous avons souvent réussi à rendre le journal un peu exotique à lui-même dans sa façon de traiter l’actualité et d’analyser certains sujets. Quand je suis parti, j’étais très contesté à l’intérieur du journal, surtout à cause du licenciement de Siné. Après mon départ, le journal est naturellement retourné à son ADN d’origine. Ce qui n’est bien sûr pas déshonorant.

Dans son ADN d’origine, il y a aussi ce côté anar et paillard, gaulois et bouffeur de curés.

Ph. V. : Wolinski, Cavanna, Cabu, les fondateurs, étaient libertaires, mais aussi farouchement laïques. Ça, c’est l’origine même du journal.

Pour conclure, donnez-moi chacun une raison de croire que le « sursaut » du 11 janvier ne restera pas sans lendemain et que le déni de réel ne reprendra pas le dessus, comme en 2006 ou en 2011.

D. L. : C’est que cette fois, c’est la mobilisation populaire qui a entraîné le mouvement. Les Français ont dit en masse qu’ils se battraient pour défendre leur laïcité. Et l’ampleur de la mobilisation a donné le signal des retournements de veste dans les hautes sphères. Les gens ont changé de ton. Sur les plateaux de télévision, on nous parle plus aimablement. Pour le moment…

P. V. : Ce que nous vivons aujourd’hui  a quelque chose d’inédit. D’abord, la mort de ces gens, notamment celle de Cabu, un complice durant de si longues années. Mais il appartient aussi à l’histoire et à l’enfance des Français, c’est l’image d’un homme libre, joyeux. Les gens ont soudain réalisé que, si on pouvait tuer Cabu, on pouvait tuer tout le monde. Et ce dimanche-là, quand on a marché dans les rues, on ne savait pas si les gens étaient de gauche, de droite, peu importait, ils disaient : « Je suis Charlie, je suis policier, je suis Juif… » On n’avait pas vu ça dans les rues de Paris depuis que je suis né. Ces gens-là, voilà des années qu’on ne les entend pas et qu’on ne leur parle pas. Les journaux ne leur parlent pas. Les intellectuels ne leur parlent pas. Ce jour-là, je me suis dit qu’il ne fallait pas que ce moment s’arrête. Dans une démocratie, il vaut mieux que les gens sachent qu’ils sont un peu en lien les uns avec les autres. La fenêtre qui s’est ouverte ne doit pas se refermer. Il faut qu’on continue à se parler, à parler à tous ces gens. Sinon, on est foutus.[/access]

*Photo : Lionel Cironneau/AP/SIPA. AP20720064_000001.

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Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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