La délégation des siècles republie Napoléon avec la France ou contre la France? L’éditeur nous présente cet opuscule publié en 1929 et depuis quelque peu oublié.
Charles Maurras, passablement oublié par notre époque qui ne s’en souvient plus que pour le critiquer, est depuis longtemps réduit par ses adversaires à sa seule position en faveur de la monarchie. Son œuvre écrite embrasse pourtant bien d’autres thèmes, notamment les voyages, la poésie, la politique d’une manière générale, l’histoire évidemment et la plupart des grands sujets de questionnements humains.
L’ensemble de son travail s’est articulé autour d’une idée précise: les intérêts supérieurs de la France. Dans son petit mais redoutable livre Napoléon avec la France ou contre la France ?, désormais disponible à La délégation des siècles, c’est ce même état d’esprit qui préside à la construction de sa critique de l’Empereur. Son objectif était de savoir si oui ou non Napoléon a servi la France, si oui ou non son bilan a été bénéfique pour le pays. Il est arrivé à la conclusion que non, ce qu’il déplore évidemment, et les arguments qu’il développe dans le livre sont à la fois percutants sur le fond et superbement présentés sur la forme.
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L’auteur était une intelligence rationnelle: conscient que le prestige récolté par Napoléon au temps de ses batailles victorieuses peut griser une âme française et la gonfler d’orgueil, il invite à ne pas se laisser endormir par ces sirènes. Car derrière le faste de certains noms désormais mythiques se dissimulent malheureusement des conséquences beaucoup moins favorables pour la postérité, la stabilité et la continuité de la France. Et s’il peut se permette d’avoir sur le bilan napoléonien un regard rétrospectif, c’est parce qu’il le médite un siècle après les faits, ce qui lui offre le vaste champ d’un centenaire écoulé pour mesurer, jauger, vérifier, constater quels fruits sont tombés de l’arbre impérial.
Pour le plus grand malheur de la France, nous dit l’auteur, ces fruits ont souvent été des fruits pourris. Continuateur et d’une certaine manière amplificateur des idéaux de la Révolution, il en a recouvert la France, semant partout le désordre social, l’anarchie dans les ordres et la perturbation dans les familles. Le Code Civil, génial par certains aspects, est une catastrophe par d’autres: notamment en ce qu’il inscrit dans le marbre de la loi le principe même de l’éclatement de la famille (à la mort du patriarche, au lieu que son domaine soit transmis à son aîné de manière à en perpétuer l’existence, les lois Napoléon prévoient que tous ses enfants en héritent, ce qui provoquera le dispersement du domaine, sa mise en vente pour assurer le partage équitable ; de cette manière, les bastions familiaux ont éclaté, et avec eux la pérennité d’un certain ordre social hérité des siècles).
Sur le chapitre de la politique étrangère, Charles Maurras est formel: le bilan de Napoléon est une catastrophe qui a semé les graines des futures grandes guerres, 1870 et 1914. Coupable de n’avoir pas coupé l’arbre prussien dans ses racines lorsqu’il en avait encore le pouvoir — ce qu’il fallait faire pour la sécurité future de la France, insiste Maurras —, il a par conséquent laissé se bâtir un empire hostile qui devait, plus tard, devenir assez gros pour nuire à la France.
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À l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon, il y a deux ans, nous avons vu fleurir un certain nombre de critiques issues notamment des milieux de gauche et wokes. Toute l’étendue de cette critique se résumait, grosso-modo, au fait que Napoléon avait rétabli l’esclavage. La pauvreté intellectuelle et politique de notre époque explique que le bilan d’un règne aussi gigantesque soit ramené à cette unique dénonciation, faisant fi de tout le reste. Avec Charles Maurras, nous sommes loin de cette pauvreté argumentaire: lui aborde des questions de politique sérieuse, évoque le temps long, les racines profondes et les effets dominos.
Un petit livre qui permet de nourrir sa réflexion sur ce sujet et par prolongement sur les grands sujets politiques qui nous intéressent collectivement. Son érudition, sa plume exceptionnelle, son esprit vif et son intelligence historique font de Charles Maurras un observateur critique de Napoléon qui nous élève, là où l’anti-napoléonisme woke contribue à tout rendre stupide et creux.
Continuons d’entretenir les bons aspects du souvenir de Napoléon mais, si nous sommes réellement soucieux de la France, soyons conscients de ses défauts et de ses responsabilités dans les drames qui nous arrivent depuis deux siècles.
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