Le milliardaire Charles de Beistegui (1895-1970) a laissé au XXe siècle une trace éphémère, mais splendide. Très tôt, on parla d’un « goût Beistegui », qui influença de nombreux créateurs, dont le vigilant Karl Lagerfeld, entre autres.
Le prince des esthètes
Le livre de Thomas Pennequin sur ce « prince des esthètes » a le mérite de revenir sur des points qui étaient restés dans l’ombre, comme la question de la fortune de Beistegui. On sait qu’il était issu d’une famille d’origine espagnole ayant émigré au Mexique à la fin du XVIIIe siècle, où son arrière-grand-père fit fortune dans le textile. En 1867, lors d’un changement de régime politique défavorable pour eux, les Beistegui ramenèrent leurs capitaux en Europe, et s’installèrent à Paris. Point trop de mystère, donc, sur la provenance de cet argent qui ne devait plus jamais manquer aux descendants.
Beistegui et son frère aîné furent éduqués par des précepteurs, puis, lorsqu’ils devinrent assez grands, furent envoyés par leurs parents dans la prestigieuse école d’Eton, en Angleterre. Charles y développera, comme l’écrit Pennequin, une inclination pour « les cultures européennes occidentales et le mode de vie séculaire d’une aristocratie terrienne ». Lorsque la guerre de 1914 éclate, le père envoie ses fils effectuer un long voyage en Asie, « parenthèse rêvée dont Charles ne va plus tout à fait se réveiller ».
Le membre le plus flamboyant de la Café Society
Les deux frères reviennent en Europe en 1920. Ne sachant trop quoi faire de sa vie, et surtout ne voulant, pour ainsi dire, pas travailler, Charles se tourne naturellement vers la « haute bohême ». Il se lie à des jeunes gens, comme les Noailles, qui lui ressemblent, fortunés et plus intéressés par l’art et les bals que par des labeurs ennuyeux. Thomas Pennequin l’observe : « Charles, qui appartient déjà pleinement, sans le savoir, à cette petite coterie, que l’on appellera plus tard la Café Society, va alors en devenir le membre le plus flamboyant. » Ces années-là sont placées, pour eux tous, sous l’influence prestigieuse du comte Étienne de Beaumont, mécène et organisateur des plus belles fêtes. Son bal Proust, à cette époque, restera dans tous les esprits.
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Il faut savoir qu’un bal, dans ce monde huppé de la Café Society, est avant tout une « performance artistique scénarisée », qui demande des mois de préparation et de répétitions : « chaque participant a un rôle précis à jouer pour que la fresque soit parfaite ». Charles de Beistegui, succédant à Étienne de Beaumont, reprendra le flambeau pour son très célèbre bal du Siècle, à Venise en 1951, en son palais Labia, rénové par ses soins. Entreprise au long cours, acte artistique ponctuel d’une totale gratuité, le bal de Beistegui fut un succès prodigieux, qui nous est narré ici, par Thomas Pennequin, dans le déroulé de ses moindres détails. On a du mal à imaginer, aujourd’hui, le retentissement d’un tel événement, dont le dernier écho moderne fut peut-être, à Paris, la soirée « Moratoire noir(e) », à la Main bleue, en 1977.
La passion de l’architecture et de la décoration
Cependant, Charles de Beistegui est resté avant tout un décorateur-né. D’après les témoins, là était son véritable et puissant talent. Grâce à son argent, il put satisfaire cette passion, avec un soin et une minutie qui déstabilisèrent même un Le Corbusier. Quand Bestegui voulu, dans l’entre-deux-guerres, ajouter un penthouse à l’hôtel particulier de ses parents, il fit appel au célèbre architecte pour tracer les plans de ce projet très original. Mais Beistegui voulut imposer à Le Corbusier sa vision propre de la construction. D’où un échange de lettres, dans lesquelles Le Corbusier, très imbu de lui-même, monta sur ses ergots, déploya son tonnerre. Ce sera Beistegui, malgré tout, qui aura le dernier mot.
Il y eut encore le château de Groussay, que Beistegui restaura complètement, et auquel il ajouta par la suite un petit théâtre, « librement inspiré de l’opéra des Margraves de Bayreuth ». Ce théâtre d’un autre temps est, selon Thomas Pennequin, « une magnifique boîte à chaussures de luxe, tendu de satin bleu et rouge, qui lui donne l’aspect d’une maison haute couture de l’avenue Montaigne ».
La fin de la fête perpétuelle
Charles de Beistegui passa les dernières années de sa vie enfermé dans ce château de Groussay, à quelques kilomètres de la capitale, quasiment oublié de tous ses amis, excepté de Louise de Vilmorin. Il meurt à 75 ans, le 17 janvier 1970, aussi solitaire qu’Étienne de Beaumont quelques décennies plus tôt. Comme si l’art de la fête, de si courte durée, vous plongeait immanquablement dans l’oubli plein d’ingratitude de ceux qui en ont, à vos dépens, le plus profité. Au fil du temps, néanmoins, l’héritage artistique de Beistegui refit surface, sa personnalité si singulière revint à la mémoire de jeunes créateurs, son exemple reprit de la vigueur. On se souvint de son amour du classicisme et de la symétrie. On rendit hommage à sa recherche de l’événementiel, qui s’accordait si bien aux temps nouveaux. On admit sans discuter, finalement, que Charles de Beistegui fut bel et bien le « prince des esthètes », en vérité son unique, son plus beau titre de gloire.
Thomas Pennequin, Charles de Beistegui. Le prince des esthètes. Préface de Thierry Coudert. Éd. Tallandier. 224 pages.