Beaucoup de Français se sont émus quand, au mois de mai de cette année, la ville de Londres a élu son premier maire musulman. Que vont-ils dire maintenant, alors que commence à arriver en France la nouvelle de l’existence sur le sol anglais de « tribunaux » islamiques — tribunaux ayant la bénédiction (expression peut-être inappropriée) du gouvernement britannique ? Décidément, la folie multiculturaliste de vos voisins d’outre-Manche ne connaît plus de limites ! Une telle chose serait tout simplement impensable ici : au pays des droits de l’homme, il n’y a qu’un seul droit. Mais qu’en est-il en réalité de ces « tribunaux » ? Combien sont-ils ? Quels sont leurs pouvoirs ? Sont-ils contestés ? Une islamisation inexorable du royaume de Sa Majesté est-elle en cours ?
Le nombre de ces institutions est tout simplement conjectural. Nigel Farage, le bouillonnant ex-leader de l’UKIP, le parti anti-UE, a parlé de 80. Ce chiffre est conforme à un rapport du think tank Civitas de 2009, qui faisait état de 85 « tribunaux », tout en admettant qu’il s’agissait d’une estimation sommaire. Une étude de l’université de Reading a révisé le total à la baisse pour parvenir à 30. La vérité, c’est que, même si nous pouvons estimer approximativement le nombre des instances officielles, on ignore combien existent de façon officieuse. Souvent rattachés à des mosquées, ces « tribunaux » peuvent également se constituer presque n’importe où, que ce soit dans le sous-sol d’un immeuble ou dans le salon d’une maison privée. On parle d’imams qui délivrent leurs jugements à partir d’un fauteuil dans leur living-room…
Comment se fait-il que certaines de ces instances aient fait l’objet d’une certaine reconnaissance officielle de la part du gouvernement britannique ? C’est une loi de 1996, permettant de recourir à l’arbitrage pour résoudre certains conflits sans passer par le juge, qui leur a ouvert la voie. Depuis, différents médiateurs religieux, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans, ont été légitimés, parmi lesquels l’Islamic Sharia Council, fondé en 1982, le Muslim Law (Shariah) Council UK datant de 1985 et, plus récemment, le Muslim Arbitration Tribunal, créé en 2007. Ces instances sont habilitées à résoudre des contentieux par arbitrage, surtout dans le domaine de la médiation familiale et dans le cas de certains différends financiers. Elles travaillent dans le cadre de la loi anglaise (ou écossaise, l’Écosse ayant son propre cadre juridique) et n’ont aucune autorité propre. Elles ne constituent pas un système légal parallèle. Leurs verdicts ne sont contraignants que dans la mesure où les parties en désaccord s’engagent volontairement à les respecter. En 2008, l’archevêque de Cantorbéry, le chef de l’Église anglicane, a déclenché un esclandre lorsqu’il a[access capability= »lire_inedits »] suggéré publiquement que, via ces quasi-tribunaux, des aspects de la charia seraient inévitablement incorporés dans la loi anglaise. Et pourtant, une certaine reconnaissance de cette loi était déjà entérinée dans les faits.
De la sémantique au malheur des femmes
Cependant, parler de « tribunaux islamiques » – en anglais « sharia courts »– traduit un quiproquo sémantique. Il s’agit plutôt de « conseils islamiques » – de « sharia councils » –, dont le rôle est consultatif. Officiellement, le terme court n’est jamais utilisé. Le mot anglais tribunal, quoique emprunté à la langue française, ne désigne pas forcément une instance judiciaire et inclut aussi des organes de consultation. Ces conseils n’ont pas plus le pouvoir légal de prononcer un divorce que de conclure un mariage. Néanmoins, le mot anglais court apparaît fréquemment à la place de council dans la presse et les médias en général, et doit refléter un certain usage populaire. Le glissement sémantique est significatif. Que l’on soit pour ou contre ces institutions, qu’on considère leur existence comme un bienfait ou une menace, leur pouvoir semble accru, magnifié par ce terme plus noble, plus imposant, plus définitif. Elles sont comme auréolées d’une autorité qu’elles ne possèdent pas en réalité. Mais comme nous le savons, le pouvoir imaginaire des institutions peut exercer autant d’influence sur les esprits que leurs compétences réelles. Reste à se demander si cette influence est bonne ou mauvaise.
Les critiques de ces conseils islamiques font souvent valoir le fait qu’ils pénaliseraient les femmes. En effet, la plupart des plaignants sont des plaignantes qui demandent le divorce ou subissent de mauvais traitements de la part de leur mari. Or, selon la charia, un homme peut divorcer très facilement, mais une femme doit passer par une procédure plus compliquée. Dans certains cas, les membres des conseils, au lieu d’agir en médiateurs, prendraient fait et cause pour l’époux, légitimant des mariages forcés, voire parfois polygames, obligeant des femmes à supporter des violences conjugales et, quand ils permettent le divorce, imposant à l’épouse une convention qui la laisse dans le dénuement. Ces pratiques injustes s’appuieraient sur le prestige de l’autorité masculine dans la tradition musulmane et sur la pression sociale de la communauté locale. Ce portrait à charge fait fi de tous les cas résolus en bonne et due forme par les conseils qui ont pignon sur rue – qui sont agréés par l’Etat.
Le véritable problème réside dans les conseils moins visibles voire invisibles qui, par association, tirent une certaine légitimité du statut officiel des autres. Tout en déplorant les dérives, certains commentateurs maintiennent que l’abolition des conseils officiels aurait pour seul effet de pousser toutes les activités en question dans la clandestinité. Par conséquent, disent-ils, les femmes seraient privées du seul recours dont beaucoup d’entre elles disposent à l’heure actuelle. Nous sommes ainsi dans une situation paradoxale. L’officialisation de certains conseils a mis en lumière les pratiques dévoyées d’autres, plus clandestins ; mais l’interdiction de ces mêmes conseils, loin de faire disparaître les clandestins, risque de les démultiplier. Y a-t-il une porte de sortie ?
La contestation en marche
Cette année, l’État britannique, sans doute aiguillonné par l’opinion publique, a réagi. En mai, Theresa May, qui était alors ministre de l’Intérieur, a lancé une enquête indépendante pour dresser le bilan des conseils islamiques, évaluer dans quelle mesure leurs agissements sont discriminatoires à l’égard des femmes et identifier les meilleures pratiques. Il est significatif que cette enquête ait été présentée comme faisant partie de la stratégie du gouvernement pour « contrer l’extrémisme ». Si les difficultés potentielles des femmes musulmanes sont bien mises en avant, on reste conscient de l’impact idéologique que l’existence des conseils peut avoir sur les citoyens musulmans tentés par la radicalisation. En juin, c’était au tour de la Chambre des communes de diligenter une enquête parlementaire, non seulement sur les pratiques potentiellement sexistes des conseils, mais aussi sur leurs sources de financement.
Certains incidents, provoqués par des groupes d’extrémistes plutôt isolés, ont révélé le danger idéologique qu pouvaient représenter les conseils islamiques. Au cours de l’hiver 2013-2014, des bandes de jeunes, qui se proclamaient membres de groupes d’autodéfense musulmans (« Muslim London Patrols »), ont défrayé la chronique en « patrouillant » dans certains des quartiers de l’est de Londres. Se réclamant de la charia, ils agressaient des passants qui consommaient de l’alcool, des femmes vêtues de manière prétendument indécente et des homosexuels. L’arrestation et la condamnation des principaux meneurs ont mis fin à cette atterrante comédie. Mais ces incidents et d’autres montrent que, pour certains citoyens musulmans, il existe une opposition irréductible entre la charia et la loi anglaise. C’est bien le sentiment, d’ailleurs, de nombreux non musulmans qui considèrent la promotion de la charia comme un acte hostile dont le but est le dénigrement et la marginalisation de la loi anglaise.
Quand le Parlement se rince le gosier
Dans ce climat, les rumeurs ont la vie dure. Depuis le début de l’année, il y en a une qui se propage dans les esprits. Elle concerne un véritable symbole des institutions gouvernementales du Royaume-Uni, le quartier ministériel de Whitehall. En 2014, quand George Osborne avait la charge des Finances du pays, le gouvernement a emprunté de l’argent en émettant une obligation islamique appelée « sukuk ». Au lieu de payer des intérêts – ce qui n’est pas conforme à la charia –, l’État britannique a accepté de rémunérer les souscripteurs en leur reversant le loyer généré par cinq bâtiments gouvernementaux, dont la fameuse Amirauté. En janvier donc, le bruit selon lequel toute activité à l’intérieur de ces bâtiments est désormais soumise à la charia et que donc, il est interdit d’y consommer de l’alcool, commence à courir. L’indignation publique atteint un point culminant quelques mois plus tard, lors de discussions sur le déménagement temporaire du Parlement pendant la future rénovation du palais de Westminster. Le bâtiment choisi pour loger temporairement les députés, Richmond House, figure parmi les cinq impliqués dans le remboursement du sukuk. Nos vaillants élus, dont la consommation d’alcool dans les bars parlementaires subventionnés par le contribuable atteint aujourd’hui des proportions alarmantes, réalisent avec horreur que la charia les empêchera de bibiner à leur aise. Finalement, un porte-parole du ministère des Finances met fin au tollé général en assurant que la vénérable loi anglaise, douce aux pochetrons, continuera à prévaloir à l’intérieur de ces édifices historiques.
J’entends déjà mes amis français se gausser de l’absurdité inénarrable de cet ultime avatar de la folie multiculturaliste. Mais la charia n’a pas besoin de reconnaissance officielle pour exister. Combien de conseils islamiques existent déjà en France, de manière clandestine, sans l’aval des autorités publiques, sans que leurs activités soient encadrées par l’État ? Riez tant que vous voudrez : rira bien qui rira le dernier.[/access]
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