Accueil Édition Abonné Décembre 2021 Chantal de Rudder, « Le sixième pilier de l’islamisme »

Chantal de Rudder, « Le sixième pilier de l’islamisme »

Entretien avec Chantal de Rudder, auteure d'"Un voile sur le monde" chez l'Observatoire.


Chantal de Rudder, « Le sixième pilier de l’islamisme »
Chantal de Rudder est journaliste et scénariste, auteure d'"Un voile sur le monde" (l'Observatoire, 2021) © Ed. de l'Observatoire/ Hannah Assouline.

Abandonné par les pays musulmans à partir des années 1930, le voile y a été réintroduit par les Frères musulmans au moment où l’Angleterre inventait la minijupe. Inconscientes d’être instrumentalisées dans leur stratégie de reconquête qui se déploie désormais en Occident, les musulmanes sont tenaillées entre la peur et l’idéologie victimaire.


Causeur. Quelle histoire nous raconte le voile ?

Chantal de Rudder. Une histoire extraordinaire, unique peut-être, la résurgence d’une coutume qu’on croyait trépassée et qui ressuscite, des décennies plus tard, sur la planète entière, dotée d’une nouvelle signification ! Ma grand-mère juive tunisienne portait le voile. Sur tout le pourtour méditerranéen, et jusqu’aux confins de la Chine, le voile fut un attribut de la société patriarcale, non celui d’une religion spécifique. Le Coran n’ordonne pas le voile, il enjoint la pudeur aux femmes, comme aux hommes d’ailleurs. Cela explique pourquoi, à partir des années 1930, certains pays musulmans s’autorisent à l’abolir sans avoir l’impression de commettre un sacrilège. Le voile est considéré par les dirigeants musulmans d’alors comme le symbole d’une arriération qui a permis la colonisation ou la domination occidentale. L’Iran des Palhévis ou la Turquie d’Atatürk, puis la Bosnie de Tito en décrètent l’abolition autoritaire. Ailleurs, en Égypte ou en Tunisie par exemple, il se raréfie à la faveur de réformes du statut féminin.

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Au même moment, les Frères musulmans, confrérie fondée en 1928 par Hassan el-Banna, développent une stratégie inverse de reconquête de la société via les femmes : contre l’occidentalisation honnie, le hijab qu’ils préconisent proclame sans bruit l’adhésion de la population non à l’islam de papa, mais à l’islam politique qui réclame la charia comme constitution. L’évangélisation par le voile, c’est l’idée maîtresse des Frères, leur concept conquérant. Dans les années 1950, le voilement frériste est affiné, il se démarque de la tradition. Dans les années 1960, il se limite à un phénomène de campus. Les militantes du hijab n’auraient pourtant jamais eu accès aux études si l’abolition du voile ne les avait pas délivrées du confinement dans l’espace domestique ! Comme la minijupe de Mary Quant dans le « Swinging London » de la même époque, l’uniforme avant-gardiste des soldates de la foi cairotes annonce une société en mutation. Et deux civilisations qui s’éloignent l’une de l’autre.

C’était une erreur de punir les fidèles en fermant le lieu de culte de Pantin, dont l’imam avait posté sur la page Facebook de sa mosquée la vidéo qui a probablement entraîné la décapitation de Samuel Paty. C’est l’imam qu’il fallait poursuivre, et pourtant il ne l’a pas été !

De quoi le voile est-il le symbole aujourd’hui ?

« La grande victoire des islamistes, m’a dit l’historienne Sophie Bessis, est d’avoir convaincu une partie de la population que porter le voile était un attribut religieux. » Et de fait, c’est un succès remarquable ! Même les Occidentaux s’y sont laissé prendre. Il y a celles qui croient obéir à la religion mais aussi celles qui affirment ainsi un choix identitaire et politique anti-occidental. Une « occidentalophobie » pourrait-on dire pour copier une terminologie chère aux islamistes qui font un usage immodéré du mot « islamophobie ». Le voile n’est pas l’un des cinq piliers de l’islam. En revanche, il est le sixième pilier de l’islamisme, son produit dérivé phare, celui qui lui confère une visibilité quasi publicitaire dans l’espace public. Dans mon livre, j’ai comparé le voile à une muleta. La muleta est un leurre en tissu qui permet au matador de réaliser une série de passes et cache une épée.

Donc, les femmes voilées en France manifestent leur désapprobation de la société dans laquelle elles vivent…

Pas toutes ! Et quand bien même c’est le cas pour certaines, elles sont dans leur droit, à condition de ne pas troubler l’ordre public. La République, bonne fille, protège la liberté d’expression. Pour autant, inutile de s’aveugler : le voile s’est imposé en Occident sous la forme d’une provocation perpétrée par des filles de la troisième génération immigrée et par des converties. Après le niqab des années 2000 comme suite au 11-Septembre, il y eut le burkini fleurissant sur les plages après l’attentat au camion fou de Nice en 2016. Personne n’osera affirmer qu’il y a la moindre parcelle de tradition cultuelle ou cultuelle dans le burkini ! Depuis cinq ou six ans, on voit apparaître des petites filles voilées.

Si le voilement politique est la faute à el-Banna, l’expansion de ces voiles noirs contemporains, qu’on voit désormais du 9-3 à Ouagadougou, est la faute de Khomeiny. Lequel, bien que chiite, a été fortement influencé par les Frères égyptiens. En faisant entrer l’obligation du voilement dans la loi pour la première fois, l’ayatollah lui a donné un sacré coup de modernité. Le voile accède à la noblesse du constitutionnel. La révolution islamique de 1979 a eu un rôle immense dans la diffusion mondialisée du voile, entre autres parce qu’elle avait triomphé de la puissance américaine, lavant ainsi l’umma, la communauté des croyants, de l’humiliation de la domination occidentale. La République islamique a fait du voile une affirmation identitaire décomplexée, une mode de winners, un objet d’avant-garde.

Mais en affichant cette appartenance à une autre culture, il y a quand même une volonté de ne pas être français, de ne pas s’adapter aux mœurs de son pays d’accueil.

Le voile contemporain est un affichage politique, mais beaucoup de celles qui le portent ne le savent pas ! De plus, elles sont, comme nous, prises en tenaille entre les djihadistes et les Frères musulmans, entre la peur, d’un côté, l’idéologie victimaire et le lobbying de l’autre. Elles savent qu’elles n’ont pas l’opinion publique en leur faveur, et beaucoup le vivent comme de l’« islamophobie genrée », à savoir l’utilisation du féminisme comme stratégie impérialiste de l’Occident embusqué derrière un motif altruiste. Elles refusent de voir que le retour du voile est un avatar de la lutte des sexes. C’est pourtant une loi d’airain : chaque fois que le voile est tombé, les femmes ont gagné des droits. Partout où elles sont obligées de le porter, elles en perdent.

Au-delà de ce que peuvent ressentir ces femmes, nous avons le droit de ne pas voir partout cette expression du rejet de la culture majoritaire par une communauté minoritaire.

Encore une fois, ne généralisez pas ! On dit que l’intégration a échoué, mais le Covid par exemple aurait dû nous ouvrir les yeux à cet égard. À la télévision, beaucoup de professeurs de médecine qui hantaient les plateaux avaient des noms à consonance arabe. On ne met pas en avant les réussites. Mais ça avance quand même.

On peut être un excellent médecin sans être culturellement français. Une grosse minorité des musulmans ne se considèrent pas comme français.

La culture française n’a pas peur de s’enrichir des cultures minoritaires. Le plat préféré des Français, c’est le couscous. Et il n’a pas été inventé en Auvergne que je sache ! En revanche, la minorité de musulmans qui ne se considèrent pas comme français me pose problème. Car Français ils sont, qu’ils le veuillent ou non. Je pense que plane au-dessus de la tête de ces gens-là la peur du sort réservé aux harkis, considérés comme traîtres pour avoir choisi les valeurs occidentales, massacrés par les Algériens et lâchement abandonnés par la France. Le sort terrible et injuste des harkis pèse peut-être d’un poids plus lourd que la rancune anticoloniale entretenue par le pouvoir algérien pour masquer son incurie. Et ce qui vient de se passer en Afghanistan ne va pas arranger la foi dans l’universalisme occidental. Par cupidité, nos gouvernements ont livré notre population musulmane à l’influence des salafistes étrangers, saoudiens, qataris et autres. Le voile comme l’islamisme sont des méfaits du pétrole autant que le changement climatique. Enfin, les idiots utiles du politiquement correct et de l’islamo-gauchisme ont entretenu un déni de réalité coupable, qui nous mène où nous sommes aujourd’hui : jamais la France n’a connu une extrême droite aussi prospère.

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La France a indéniablement commis un crime envers les harkis. Mais cela fait près de soixante ans. Les juifs aiment un pays qui en a quand même envoyé beaucoup à la mort !

Mes parents juifs tunisiens ne m’ont parlé qu’en arabe, et j’ai maudit Oum Kalthoum que ma mère mettait à fond pendant que je tentais de composer mes dissertations. À Aubervilliers, nous avons vécu dans une pièce sans toilettes ni salle de bains. Cependant, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu d’intégration. Les juifs ont l’habitude d’être une minorité, de s’adapter. Les musulmans viennent de pays où ils sont majoritaires. La nécessité d’une double adaptation a ralenti leur intégration.

Je prends le pari que le déclin des énergies fossiles, ce nerf de la guerre, marquera aussi celui de l’islamisme.

Justement, cet apprentissage de la minorité est déterminant, car il conditionne l’acceptation du pluralisme qui n’est pas le fort de l’islam. Les musulmans peuvent-ils devenir français s’ils considèrent qu’ils détiennent une vérité supérieure ?

Il n’y a pas une seule religion qui ne considère pas détenir une vérité supérieure. Et toutes, elles ont l’ambition de déterminer notre façon de vivre et notre société.

Téhéran, 29 juin 1990: des femmes iraniennes brandissent des portraits des ayatollahs khamenei et khomeiny, quelques jours après un tremblement de terre ayant causé la mort de plus de 45 000 personnes dans le nord du pays. Copyrights: Mike Nelson/AFP

Concrètement, la plupart des croyants s’accommodent de la vie des autres. Mais sur la question du voile, pourquoi refusez-vous l’idée que la société française pose des limites ? On ne tolérerait pas que quelqu’un se balade avec un uniforme SS…

Comparaison n’est pas raison, votre exemple n’est pas bon. Les femmes voilées ont le droit d’exister tant qu’elles ne font pression sur personne ou ne sont victimes d’aucune pression… C’est le cœur même de la loi sur la laïcité de 1905, cette grande loi qui nous permet de vivre ensemble dans un cadre juridique commun et de considérer les croyants comme des individus et non comme une communauté. C’était une erreur de punir les fidèles en fermant le lieu de culte de Pantin, dont l’imam avait posté sur la page Facebook de sa mosquée la vidéo qui a probablement entraîné la décapitation de Samuel Paty. C’est l’imam qu’il fallait poursuivre, et pourtant il ne l’a pas été !

Pourquoi serait-il inacceptable d’interdire le voile dans les administrations, non pas au nom de la liberté de ces femmes (qui les concerne), mais au nom de l’assimilation à la culture majoritaire ? Ça a marché à l’école.

La France est le seul pays du monde à avoir légiféré pour encadrer le port du voile dans l’Éducation nationale, mais aussi dans la fonction publique. En principe, il n’y a pas de femmes voilées dans les administrations.

Nous ne suggérons pas une interdiction globale, mais dans certains lieux, comme le tribunal. La plaignante de l’affaire Baby-Loup était arrivée à la cour d’appel sur-voilée et le président n’a pas eu le courage de lui demander de retirer son voile.

Il n’en avait pas le droit. Mais vous ne verrez jamais de présidente du tribunal ou d’avocates générales voilées en France.

En attendant, peut-être faut-il une nouvelle loi.

Rajouter au mille-feuille est inutile. La France, je le répète, a un formidable atout avec la loi de 1905, sauf qu’elle a été atrophiée. Patrick Weil a montré qu’elle comporte un volet répressif sous la forme des articles 34 et 35[1] qui sont tombés en désuétude. C’est ce volet pénal qui avait permis d’envoyer des évêques en justice du temps de Clemenceau et Aristide Briand. Réutilisons-le !

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La distinction islam/islamisme n’est-elle pas factice, quoique rassurante ?

Vous ne faites pas de distinction entre inquisition, croisades et christianisme, vous ? L’islam, comme toutes les religions, peut se contextualiser. L’islamisme est un phénomène qu’on peut dater, il est récent. Force est de constater qu’en ce moment, l’islam est malade, aucun pays musulman ne va bien. Mais rappelez-vous les printemps arabes et l’espoir démocratique qu’ils charriaient ! Je prends le pari que le déclin des énergies fossiles, ce nerf de la guerre, marquera aussi celui de l’islamisme.

Nous sommes peut-être à un point de retournement sur l’histoire de la guerre d’Algérie, racontée jusque-là de manière idéologique, diffusée jusqu’en Amérique par les Black Panthers. Cette version parcellaire et simpliste où seule la France « blanche » a des torts nous empêche d’avancer. Le passé a sérieusement besoin d’être revisité, certains y travaillent enfin. On a soif de vérités, de faits établis et vérifiés, de complexité, afin que cesse le déni et commence la résilience.

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[1]. Ce sont les articles punissant tout ministre d’un culte « qui, dans les lieux où s’exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d’un service public », ou tout ministre d’un culte coupable d’« une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique » ou qui « tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres ».

Décembre 2021 - Causeur #96

Article extrait du Magazine Causeur




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Elisabeth Lévy est fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Jeremy Stubbs est le directeur adjoint de la rédaction.

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