Présentée depuis longtemps comme le monument fondateur de notre littérature, La Chanson de Roland offre un surprenant paradoxe : elle fut durant des siècles un monument invisible. Ni Ronsard, ni Corneille, ni sans doute Chateaubriand ne la lurent. Écrit aux alentours de 1100, ce texte, dont l’influence fut considérable en Europe (ne serait-ce que parce qu’il imposa le vers décasyllabique) se perdit par la suite et ne fut retrouvé qu’après 1830. Dès lors, les éditions et translations se multiplièrent, de Léon Gautier (1872) et Petit de Julleville (1894) à Maurice Bouchor (1899) et Joseph Bédier (1921). Jean Dutourd fait observer que la IIIe République, hantée par la défaite de 1870, exalta au cœur du récit national deux héros glorieux et vaincus : Vercingétorix et Roland, auxquels Edmond Rostand ajouta, en 1897, son inoubliable Cyrano.[access capability= »lire_inedits »]
Cette singulière destinée de l’œuvre justifie à elle seule le titre, Rappeler Roland, que Frédéric Boyer a donné à son livre, lequel rassemble une traduction fluide, fidèle et bien rythmée, un poème-monologue de même titre et un passionnant essai, « Cahier Roland », qui explore les mystères du texte.
« Rappeler Roland » ? Oui, parce que, dès l’origine, la chanson de geste elle-même se veut rappel (on dirait aujourd’hui : commémoration, devoir de mémoire) du héros censé avoir péri trois siècles plus tôt, et sur lequel nous n’avons à peu près aucune source historique, dans une obscure embuscade tendue non par des « Sarrasins » mais par des « Wascons » autonomistes. Et la question que se pose Boyer est la suivante : que rappelons-nous au juste lorsque nous « rappelons » Roland ? Le combat contre l’infidèle, le « mahométan » ? Peut-être (si ce n’était pas une priorité pour Charlemagne, cela l’était davantage au moment où le mystérieux Turold donne sa forme définitive à la légende, qui se colportait sur les chemins de Compostelle).
Mais plus encore, une nostalgie et une célébration de la bataille, en soi et pour soi. Boyer cite ce vers récurrent : « La bataille est merveilleuse [ = terrible] et totale. » Nous rappelons aussi, obstinément, le sacrifice délibéré d’un fils (le paladin) à un père (l’empereur) ; le souvenir d’une dette héritée par ce fils, et que la Chanson nous lègue à notre tour : « Une histoire inoubliable que nous ne parvenons pas à dire. »
Mais pourquoi rappeler Roland ici et maintenant, en France, en 2012, sous Hollande, non-empereur dépourvu de barbe fleurie ? La question reste sans réponse, et c’est pour cela, je crois, qu’elle est importante. Boyer note au passage que nous aussi, après tout, nous avons envoyé de jeunes gens aux confins indécis d’un empire, affronter un ennemi qui n’est pas sans rapport avec l’ennemi fantasmé de l’épopée. Et nous ne savons guère ce qui s’y passe, pas plus que dans le défilé de Roncevaux, pareil à l’inconscient où s’éveillent « notre peur et notre désir de nous battre »…
Une autre question, connexe, me venait à l’esprit en lisant ces belles pages : Boyer est-il sûr qu’il existe encore un « nous » pour rêver et méditer devant le grand texte ? Il y répond, à la page 299 : « Il serait inouï qu’il résultât pour nous, de notre abandon, de notre éloignement contemporain de tels récits, une sorte de satisfaction sans ombre. » Je me permettrai de dire plus : si nous nous détournions de telles œuvres tutélaires, qui sont grandes précisément par leur présence, et le lancinement d’un « message » qu’elles ne consentent jamais à délivrer tout à fait, c’est nous qui deviendrions des ombres.[/access]
Rappeler Roland, éditions P.O.L., 393 p., 20 euros. Pour une édition universitaire, on recommandera celle du Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », présentation et traduction de Ian Short (1990). Voir aussi l’essai de Jean Maurice, La Chanson de Roland, PUF, 1992.
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