Laissée à l’abandon depuis des années, l’une des plus grandioses perspectives de Paris devrait bientôt être défigurée. Les réaménagements voulus par Anne Hidalgo tels que la « végétalisation en conteneurs » ne satisfont personne. Mais ce qu’Anne veut…
L’état de délabrement et de saleté du Champ-de-Mars ne cesse d’inspirer des protestations. Pourtant, la tour Eiffel et le jardin qui l’entoure sont célèbres dans la terre entière. Ayant longtemps fait la sourde oreille, la mairie de Paris a tout à coup annoncé un énorme et très coûteux projet. On sent qu’Anne Hidalgo y cherche une gloire écologisante. Cependant, ce remodelage conçu de façon unilatérale mécontente à peu près tout le monde. Même les promeneurs et les piétons vont y perdre. Nombre d’écologistes se positionnent déjà contre ce projet.
Les espaces verts diminuent
Plus d’espaces verts pour le public : telle est la grande promesse du projet d’aménagement englobant le Champ-de-Mars, la tour Eiffel et les jardins du Trocadéro. La communication de la mairie met l’accent sur quelques végétalisations inédites présentées comme autant d’avancées radicales, avec par exemple la « végétation en conteneurs » prévue sur le pont d’Iéna. Cependant, quand on fait le compte sur l’ensemble du site, on déchante. Par rapport à ce que l’on connaît et encore davantage en référence à ce que l’on a connu il y a quelques années, la superficie dévolue aux espaces verts diminue.
Tout d’abord, il y a ces deux charmants jardins anglais adjacents à la tour Eiffel, avec étangs et rocailles rendus en pratique inaccessibles depuis quelques années, car murés pour des raisons incompréhensibles dans l’enceinte de sécurité de la tour. De plus, il est prévu de construire sur l’emprise du jardin d’importantes bagageries de part et d’autre des entrées.
Par ailleurs, le tapis de vert central serait rétréci d’un tiers en largeur au profit des allées en granulats. Ces pelouses sont particulièrement appréciées par le public en été. C’est là que tout le monde vient s’installer, voire pique-niquer en regardant la tour Eiffel. Elles procurent aussi un effet de rafraîchissement. Quelle idée saugrenue de les réduire !
Il faut probablement y ajouter la partie sud du jardin (côté École militaire) qui reçoit une noria de manifestations promotionnelles ces dernières années et accueille, à présent, le Grand Palais éphémère. Il faudrait être très optimiste pour penser qu’à l’avenir la mairie renoncera à cette commodité.
Au total, la diminution est de l’ordre de 10 % à 25 % selon les hypothèses retenues.
La disparition des rues traversantes
La plupart des jardins publics d’une certaine taille sont protégés par des grilles et soumis à des horaires. Ce régime est la façon la plus simple et la plus classique d’en assurer la sécurité. Le Champ-de-Mars est une exception. Il n’a pas de clôture et on peut s’y rendre à toute heure du jour et de la nuit. Cela résulte d’une conception très intelligente. Ce jardin est, en effet, traversé par un certain nombre de rues espacées avec régularité. Ces rues garantissent aux piétons la possibilité de rester en vue des voitures, de ne pas se sentir isolés et vulnérables. Certes, la synergie voitures-piétons est difficile à plaider de nos jours, mais elle est essentielle.
Est-il bien raisonnable de constituer un bloc végétal compact non protégé, allant du fond de la place du Trocadéro au parvis de l’École militaire ? Les maquettes présentées au public montrent le site sous un jour flatteur au cœur de l’été, avec beaucoup de monde. On a envie d’y être. Mais il faut aussi imaginer ces mêmes lieux en novembre, à la nuit tombée. Qui traversera le pont d’Iéna ou le jardin dans ces conditions ? Dans les années 1960, on voulait déjà écarter les flux d’autos des espaces destinés aux piétons. C’est comme cela qu’on a construit les fameuses « dalles ». On sait aujourd’hui que ce n’était pas une bonne idée.
La perspective à la française encombrée
Paris brille par ses fameuses « trouées » qui actualisent les perspectives à la française du Grand Siècle. La vue depuis le Trocadéro jusqu’à l’École militaire est l’une des plus extraordinaires, notamment par le fait qu’elle concerne des espaces verts et qu’elle passe de façon spectaculaire sous les immenses arches de la tour Eiffel. La grandeur de ce genre de perspective tient au fait que le regard glisse tout du long. Il faut du vide et une part de minéralité.
Malheureusement, les obstacles et édicules ne cessent de se multiplier. Il est envisagé d’encombrer le pont d’Iéna de containers de végétation. En outre, ce pont encadré par quatre cavaliers néoclassiques, avec des signatures comme celle de Préault, a une inspiration héroïque qui s’accorde mal avec les petites choses dont on va le verdir. Imaginerait-on de végétaliser les allées de Versailles ?
Restaurer la tour Eiffel et pas seulement la repeindre
On repeint régulièrement la tour Eiffel. Cependant, personne ne semble voir que le problème est de la restaurer. Cet édifice singulier est conçu par l’architecte Stephen Sauvestre pour l’exposition universelle de 1889. Le terme « universelle » a beaucoup d’importance. En effet, des expositions internationales ont lieu au xixe siècle, à la façon de nos salons professionnels d’aujourd’hui. Toutefois, elles mettent en valeur les pays industriels les plus avancés comme l’Allemagne ou l’Angleterre. La France mise sur la formule des expositions dites universelles. Ce qualificatif n’a pas un sens géographique, mais exprime l’ambition d’associer toutes les composantes de l’esprit de création et d’invention. En pratique, il s’agit d’ajouter à l’industrie les beaux-arts, domaine où la France a une grosse avance. Aucune idée n’est plus républicaine que le fait d’unir dans un même optimisme émancipateur le progrès scientifique et le déploiement des arts.
L’idée de Sauvestre reflète parfaitement cet état d’esprit. Il veut, en accord avec le commanditaire, Gustave Eiffel, que la tour soit une prouesse technique et une splendeur artistique. Il travaille son profil et son décor pour qu’elle soit élégante, pleine de fantaisie, presque festive. Le premier étage est enrichi d’une somptueuse ceinture de marquises. Le sommet est coiffé d’arceaux qui font fonction de dôme terminal.
Un demi-siècle plus tard, un classicisme brutal et épuré prévaut. Lors de l’exposition internationale de 1937, c’est le style qui inspire les pavillons de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique, ainsi que le palais de Chaillot (toujours visible). C’est à cette occasion qu’on dépose toutes les décorations de la tour Eiffel. La tour prend l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui, semblable à un grand pylône EDF.
Il serait temps de prendre conscience de l’état d’appauvrissement de notre tour Eiffel et d’engager une réflexion sur sa restauration.
Contresens écologiques
C’est une erreur de croire qu’il suffit de parsemer le paysage parisien de grumeaux verts pour bénéficier de l’adhésion pavlovienne des écologistes. La végétalisation du pont d’Iéna est, à cet égard, un parfait contresens. La culture hors-sol de végétaux, de pelouses entières et même d’arbres est une prouesse technique, mais c’est aussi le comble de l’artifice. Faut-il rappeler que la chaussée d’un pont n’est pas un sol et qu’il faut des infrastructures pour suspendre et gérer la végétation ? Il convient d’être aux petits soins pour cette végétation fragile très éloignée des conditions naturelles. C’est évidemment tout sauf économe et écologique. Comment pourrait-on critiquer la culture industrielle de tomates hors-sol alors qu’on donnerait le pire en exemple en plein Paris ?
Autre aspect : la qualité de l’air à Paris. Le cours de la Seine, lisse et dégagé, constitue une sorte d’autoroute du renouvellement de l’air. Dans ces conditions, vouloir implanter un rideau d’arbres en travers sur le pont d’Iéna est une très mauvaise idée. Il faut, au contraire, laisser tous les ponts bien dégagés.
Des investissements pharaoniques, rien pour le fonctionnement
Le problème du Champ-de-Mars est son délabrement et sa saleté. Il manque d’entretien. Face à cette situation, la mairie de Paris répond par un énorme investissement. C’est un peu comme si, en arrivant dans une cuisine crasseuse où la vaisselle déborde, on décidait de tout casser et de confier à un grand designer nordique la création d’une nouvelle cuisine haut de gamme. Ce serait sans doute beau quelques jours. Cependant, si personne ne faisait le ménage et la vaisselle, on reviendrait vite au point de départ.
Pour s’occuper d’un jardin, il faut des gens pour tailler, planter, arroser, désherber, surveiller, nettoyer. Autrement dit, il faut un budget de fonctionnement adapté, rien de plus, rien de moins.
Enfin, les Parisiens peuvent-ils approuver qu’en temps de crise on engage 120 millions d’euros pour une architecture ne dépassant guère le niveau du sol ? Est-il vraiment raisonnable que la Ville de Paris mobilise pour cette affaire un budget pharaonique ?
Que d’histoire ! Le Champ-de-Mars est à l’origine un terrain de manœuvres devant l’École militaire, édifice construit par Ange-Jacques Gabriel à la demande de Louis XV. À partir de la Révolution, cet espace accueille de grandes manifestations publiques. C’est là qu’a lieu la fameuse fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, événement consensuel à l’origine du choix du 14 juillet comme jour de la fête nationale. Avec le Second Empire et la IIIe République vient le temps des expositions universelles qui connaissent à Paris un succès beaucoup plus important que nulle part ailleurs. Une quantité hallucinante d’édifices somptueux, de fontaines et de sculptures sont érigés. La plupart sont détruits peu après, sans états d’âme, en pensant qu’on fera bientôt mieux encore. En 1907, l’espace est loti sur les côtés. Des personnalités comme Lucien Guitry s’y installent. Le reste est transformé en espace vert. Un architecte et paysagiste particulièrement intelligent, Formigé, conçoit un jardin ouvert sur la ville et irrigué de rues traversantes. C’est le Champ-de-Mars accessible jour et nuit que connaissent tous les amoureux de Paris • |