Il y a un an, le 5 novembre 2020, s’éteignait Philippe Martel.
Comme tous ceux qui ont eu le privilège de le connaître, je pense souvent à lui. À telle enseigne que j’ai encore le réflexe d’appeler Philippe dès qu’un débat politique, sociétal ou culturel intéressant secoue la France. Ses analyses étaient toujours justes, sa pensée systémique, et son humour ravageur. Sa vision panoramique du monde contemporain, plus que sa formation d’énarque, avait fait de lui un des grands conseillers de l’ombre de la droite de ces 40 dernières années. Pour la première fois depuis sa disparation, j’ai eu envie, ou plutôt le courage, de relire ses commentaires et blagues sur la politique (sa passion), le wokisme (sa hantise) ou les délires intersectionnels, que nous échangions par message privé sur Twitter. Mais le compte de Philippe avait disparu, emportant avec lui ses mots d’esprit… Maudite soit cette période où l’on ne communique plus sur papier, pour la postérité, mais dans le « cloud ». Son compte Twitter était d’ailleurs à son image : une sobre photo de sa bibliothèque en bannière, et un seul mot en guise de biographie : lecteur. Pas de photo de profil, évidemment, pour cet homme aussi discret que précieux. Philippe Martel était un érudit, un homme du livre, et le demeurait jusqu’aux réseaux sociaux. Il redoutait le « monde d’après », celui de « l’après littérature » et du nouvel ordre moral woke, qui l’horrifiait par sa laideur et son épaisse bêtise. Il en saisissait mieux que personne toutes les grosses ficelles totalitaires.
La dernière fois que j’ai vu Philippe, quelques semaines avant sa disparition, nous savions sans avoir à l’exprimer que ce serait un adieu. À sa demande, j’étais venu à l’hôpital avec la presse du jour et des cigarettes. Il faisait doux pour la saison et il voulait fumer dehors. J’avais péniblement manœuvré son lit dans les couloirs, emprunté l’ascenseur, et positionné mon ami sous la caresse d’un rayon de soleil automnal. L’humour étant la politesse du désespoir, il avait choisi de rire du tragique de la situation, comme si de rien n’était, ou presque. Philippe était serein, et répétait en souriant « j’ai eu une belle vie et des enfants merveilleux ». C’était vrai. Nous avons parlé en vrac des mérites comparés de Rafael Nadal et Roger Federer, de l’explosion façon puzzle de l’échiquier politique et des médias sous l’impact des réseaux sociaux, de l’effondrement de LR (son camp, lui l’ancien du RPR), de Marine le Pen (qu’il avait observé de près), des dernières sorties lunaires de la secte EELV, de la « cancel culture », de sa hantise des jeunes « millennials », de la génération Greta Thunberg, effondriste et racialiste, dont il redoutait la radicalité et l’absence de culture.
« Les digital natives nous réservent des désastres électoraux », disait-il. Nous avons évoqué, comme à chaque fois, sa passion dévorante pour les Rolling Stones, Neil Young, et le rock en général dont il savait tout. Nous nous sommes moqués des amis en carton, qui se révèlent de vrais lâches, quand la bien-pensance l’avait cloué au pilori. Ils se reconnaitront. Nous avons dressé le Top 5 de nos scènes préférées de la plus grande série télé de tous les temps, “les Sopranos”, dont il connaissait chaque plan et dialogue par cœur.
Je lui avais proposé d’enregistrer ses souvenirs et pensées — sa jeunesse, ses années Chirac et Juppé, sa vision de la France et de sa culture, son analyse critique du transhumanisme…— sur son dictaphone. L’idée lui avait plu. Par modestie, lui qui avait tant à dire et tant vécu, et qui plaçait la littérature au-dessus de tout, n’avait jamais écrit de livre. Il regrettait, un peu seulement, de ne plus en avoir le temps ni la force. Sans nous laisser le loisir de fumer toutes les cigarettes du paquet, une gentille infirmière vint sonner la fin de récré. Il était temps de prendre congé. ll me rattrapa par la manche en me prodiguant un ultime conseil littéraire : « Il faut lire le dernier Philippe Djian, il manque de fond mais a du style, et utilise le passé simple comme nul autre romancier ».
C’était Philippe Martel. Il manque cruellement à tous ceux qui l’ont connu.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !