Depuis 1997, l’écrivain et essayiste franco-tunisien Abdelwahab Meddeb animait l’émission Cultures d’Islam sur France Culture. Il est décédé brutalement le 6 novembre dernier. À mon sens, un hommage doit lui être rendu comme faisant partie des rares à notre époque qui, sans jamais renier ce qu’ils sont et d’où ils viennent, éprouvent une grande admiration et un profond respect pour des cultures étrangères aux leurs. Ils montrent ainsi que si un semblant de communion devait un jour advenir entre les peuples, celle-ci ne pourrait émaner que de la volonté partagée de s’élever dans l’effort et la connaissance universelle. Meddeb était bel et bien de ceux-là.
Élevé en Tunisie dans l’apprentissage du Coran, il se passionna adolescent pour la littérature française. À la fin des années 70, après quelques années d’études supérieures dans la Tunisie montante de Bourguiba, il vint compléter sa formation en lettres à la Sorbonne. Il se mit ensuite à la poésie et s’employa par ailleurs à promouvoir la diffusion des œuvres arabo-musulmanes au sein des éditions Sindbad dont il fut un temps directeur de collection. Ayant fait sa thèse de doctorat sur la notion de « double généalogie » qu’il vivait lui-même au quotidien, il témoignait par là d’un constant souci de dialogue entre les cultures. Pas le « dialogue » des chantres d’un multiculturalisme échevelé et angélique, celui d’une communion dans le travail de l’esprit. Celui d’œuvres unifiantes parce qu’édifiantes, non celui de la « tolérance » doucereuse qui, contrairement à ce qu’on en dit, n’invite pas au dialogue mais au fatras stérilisé des monologues. Il devint par la suite professeur de littérature comparée à l’Université de Nanterre. Abdelwahab Meddeb a en outre fondé la revue Dédale en 1995 ; son livre le plus célèbre demeure à coup sûr La maladie de l’islam, paru au Seuil en 2002 (Prix François-Mauriac).
Dans son entreprise communicationnelle, Meddeb a fatalement cherché des points de rencontre. Pour ce faire, il a remonté le temps pour convoquer ce que le jargon de la philosophie politique appelle du nom d’Anciens : les Grecs, les Latins et les auteurs chrétiens d’un côté, la philosophie arabo-musulmane et le soufisme de l’autre. C’est dans un commun héritage qu’il convenait de chercher des éléments de concorde, plus que dans les vicissitudes du temps présent. Meddeb n’en demeurait pas moins attentif à l’actualité politique au Maghreb, en Tunisie en particulier (ces jours-ci en plein dénouement électoral qu’il n’aurait d’ailleurs pas manqué de commenter. Ses émissions s’appuyaient d’ailleurs, tantôt sur la situation fluctuante des pays musulmans et ce que l’on a un temps appelé « Printemps arabes », tantôt sur des lectures ou relectures de grandes œuvres oubliées, mais toujours en ménageant des ponts entre cultures en vis-à-vis. Les apories de l’islam moderne, le monde berbère, l’expulsion des Morisques, la dynastie des Ommeyyades, la poésie d’Al-Andalus, etc. De l’Hégire à la Révolution de Jasmin et du Maroc à Téhéran en passant (souvent) par Cordoue, Abdelwahab Meddeb a suscité l’intérêt croissant de nombreux auditeurs lors d’entretiens passionnés et passionnants. Et s’il lui arrivait de temps en temps de couper la parole à ses invités, c’était toujours dans l’exaltation d’apprendre d’eux quelque chose, ou celle d’offrir de l’inédit à ses auditeurs, faisant de sa voix la leur.
Je me souviens notamment des émissions enregistrées en 2012 et 2013 avec le philosophe Philippe Vallat à l’occasion de son travail de traduction de certaines des œuvres du grand penseur persan Al Farabi (IX -Xe siècles). Il était alors évoqué en quoi Farabi s’était approprié la philosophie politique de Platon au point de sembler parfois y voir des Lois mieux affermies que dans le Coran ! C’est que déjà importait pour certains – en terre d’islam et ailleurs – l’exercice de la raison dépris de la révélation, ne fût-ce que pour une poignée. Si ce que nous appelons les « Lumières musulmanes » le furent davantage par l’accès au savoir que par une réelle volonté de diffuser celui-ci largement, pour autant elles témoignèrent assurément d’un grand intérêt pour la philosophie grecque. À tel point qu’un philosophe comme Leo Strauss a vu en Farabi l’un des plus grands disciples de Platon. Averroès, lui aussi, revenait périodiquement dans les entretiens menés par Meddeb, ainsi que l’historien tunisois Ibn Khaldoun (XIVe siècle), auquel il avait consacré tout une émission en septembre dernier, peu après s’être interrogé sur ce que l’islam devait aux Grecs. En sens inverse, Meddeb fut de ceux qui voient entre Dante et son devancier Ibn Arabi un lien consubstantiel.
Bien sûr, quand l’actualité nous abreuve des horreurs perpétrées au nom d’Allah – et quand on sait la prégnance des images à notre époque –, il peut sembler incongru de focaliser l’attention sur des penseurs du Moyen Âge, renvoyant eux-mêmes à nos racines grecques que l’on ne songe plus guère à exhumer, pas même à l’égard de la démocratie. Toutefois, Cultures d’islam était l’une des rares programmations du service public à être résolument tournée vers la compréhension d’un monde complexe, de son histoire, de ses paradoxes, de ses conquêtes et de ses impasses, de ses grandes figures philosophiques, scientifiques, théologiques également. C’est à travers tant de siècles sondés que se justifie l’Islam comme civilisation, même si les trésors qu’il recèle ne l’exonèrent pas de ses crimes. Invitant à la découverte dépassionnée des choses, Meddeb assumait tout, la mystique, les mœurs et l’architecture, la violence, l’obscurantisme et les relations conflictuelles avec l’Occident. Son regard pétillant trahissait chez lui comme un besoin vital d’aller au fond des choses, d’en pénétrer la complexité et de les partager avec un public devenu fidèle.
En ce qu’il faisait de sa double culture l’occasion d’une exigence ontologique, Abdelwahab Meddeb ne disconvenait ni de l’orgueil occidental, ni du ressentiment musulman. Il savait dans quelle mesure l’Occident peut servir tantôt d’exemple à suivre, tantôt d’écueil à éviter. Il savait aussi combien il est difficile pour un ensemble civilisationnel d’avoir dans le même temps à préserver son être et à entreprendre une sérieuse introspection. Son regard comptait donc doublement. Il manquera assurément.
*Photo : IBO/SIPA. 00612319_000005.
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