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Brebis marxistes

« Cervantes pour les chèvres, Marx pour les brebis », de Pablo Santiago Chiquero


Brebis marxistes
Image d'illustration Unsplash

C’est une histoire à coucher dehors. À la belle étoile, au milieu des bêtes. Dans un livre sorti en 2018, publié en français l’été dernier chez Le temps des cerises, Pablo Santiago Chiquero nous entraîne en Andalousie, en 1930. On sait, grâce à un reportage de Michel Polac, qu’on pouvait trouver dans les Hautes-Pyrénées dans les années 60 des bergers poètes, lecteurs de Rimbaud, de Jean Giono et de René Char.Ici, c’est l’histoire d’un berger qui fait la lecture de Cervantès à ses chèvres et de Marx à ses brebis. Au départ, c’est un village qui ne paye pas de mine. Abra, hameau de cinq mille âmes, n’a pas donné un maître ou un avocat depuis des lustres. « En revanche, en sortirent quantité d’éleveurs de porcs, de travailleurs journaliers, de bouchers et autres professionnels illettrés ». Il faut dire que l’instituteur sur place, don Alvino, a davantage multiplié les taloches qu’il n’a enseigné l’alphabet durant les quinze années de son magistère. Un jour, sans doute confondu avec un chevreuil, il meurt d’une balle perdue. C’est un professeur excentrique, « gentillet et aimable », don Lazaro, vieux gars entouré de livres, qui le remplace. Alors, quand le patelin illettré rencontre l’énergumène, les villageois commencent à former des files d’attente pour aller jeter un œil dans son salon. Pas de risque, toutefois, qu’ils empruntent un livre. Ces gens-là sont plutôt « réalistes et les pieds sur terre ».

Mateo, vingt-quatre ans, alité

Dans le même temps, un jeune homme se morfond dans son lit. Mateo, vingt-quatre ans, berger, a des vagues à l’âme. Enfant, il avait été la coqueluche du village, à cause de ses exceptionnelles capacités de calcul mental. Son père Antonio avait voulu que son fils domine la lecture, l’écriture et le calcul : « A ne pas savoir lire et écrire, disait-il, on est condamné à avoir faim ; seuls les riches […] peuvent s’offrir le luxe de de l’ignorance ». On va pouvoir le faire entrer au séminaire ou l’université, à Cordoue ou à Grenade : « Avec un tel esprit agile avec les chiffres et une tête capable de tout mémoriser et de tout recracher comme un perroquet, en quatre soirées on eût pu faire de lui un bon maître d’école, en quatre ou cinq années un bon médecin, un professeur d’économie ou un avocat ». Hélas, le père Antonio meurt, abattu par la foudre. Pas question de laisser la pauvre mère seule avec les caprins et les ovins ; le petit garçon quitte l’école à dix ans et devient berger. Au milieu des bêlements, le jeune homme finit par tomber en dépression, s’enferme dans son lit crasseux et n’en bouge pas, pendant des mois entiers. Mateo n’est même pas un athlète de la dormition à la manière des frangins décrits par Albert Cossery dans Les fainéants dans la vallée fertile, capables de partir dans des marathons de sommeil de sept années. Il n’a pas non plus l’apathie d’un Oblomov affalé sur son divan. Mateo a seulement perdu l’envie d’avoir envie. Certes, sa fiancée, la belle Conchita, va lui redonner le goût de la vie quelque temps avec des caresses bien spéciales – mais dans l’Espagne cléricale des années 30, c’est un jeu bien dangereux. « Elle redoutait le moment de se retrouver dans le confessionnal de Don Jacinto, le prêtre d’Abra qui était un véritable aspirateur à pêchés ». Conchita cesse son manège qui ferait capoter le mariage. Le moral de Mateo se ramollit de nouveau. « Dieu sait que j’aurais tout essayé », se lamente la fiancée auprès de la mère du jeune homme. La réponse de la mère est savoureuse : « Je le sais, ma fille, je le sais. Ces choses-là laissent une odeur très particulière dans les maisons ».

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Chèvres cervantesques et brebis marxistes

Heureusement, Mateo va faire la rencontre de Lazaro. Enfin, c’est Lazaro qui va être amené à se rendre au chevet de l’alité. L’instit a un remède : la lecture. On commence avec le grand chef-d’œuvre de la littérature espagnole : Don Quichotte. En déposant le livre, Lazaro envie la chance du jeune homme : « Quelle chance et quelle longue nuit celle de l’homme perspicace et subtil qui pour la première fois se confronte au Quichotte ! ». Le miracle se produit : le berger commence à tourner les pages puis sort enfin de sa chambre. Il fait des lectures en public, au marché devant des villageois conquis. Puis il reprend la tête de son troupeau. Il remarque que ses bêtes tendent l’oreille et s’arrêtent un bon quart d’heure pour l’écouter. Plus tard, il se met à lire du Marx. Cette fois, il remarque que les chèvres sont plus attentives à la lecture de Cervantès, tandis que les brebis ne cachent pas de vrais penchants marxistes.

Cervantès pour les chèvres, Marx pour les brebis est un livre drôle, qui ne tombe pas dans le roman à thèse mais reste toujours sur le ton de la fable. Si les personnages sont atteints d’une folie paisible comparée à celle du chevalier de Cervantès, on retrouve un peu l’humour et le ton des aventures de Don Quichotte. L’auteur sait dépeindre de vraies scènes tragiques. Le parcours du jeune Mateo le rapproche un peu de La famille Tenenbaum (Wes Anderson), autres enfants prodiges qui découvrent les désillusions de l’âge adulte. Le narrateur dissémine, aussi, des vérités caustiques sur l’écriture. Comme celle-ci : « Plus tard, on oublia l’article ; c’est ce qui se passe avec la plupart des articles, ceux qu’écrivait Lazaro comme ceux de tout le monde d’ailleurs ».

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