Souvenez-vous du « Cercle de minuit », le rendez-vous télé des noctambules amoureux de Laure Adler. L’indicatif musical de l’émission, l’aphrodisiaque (contraction d’afro et de dionysiaque) « Ye Ye Ye » de Geoffrey Oryema prolongeait le charme, l’envoûtement charnel.
A l’écoute du générique du « Cercle de minuit », la nuit promettait d’être belle, aux galbes érotiques en écho de la voix sablonneuse du sorcier africain Geoffrey Oryema.
Bientôt, on apprendrait que derrière cette incantation mystérieuse, jaillissant comme une coulée de lave sortie du cœur, se cachait une tragédie. Depuis cet hymne fondateur, le musicien d’origine ougandaise avait bâti une œuvre à la beauté intercontinentale, profonde, sincère, aux pigments ancestraux prégnants. Six albums au total, comme autant de continents musicaux dont on ne fait jamais complètement le tour. Six Atlantides submergées d’émotion dense et vraie.
Produit par Peter Gabriel
Oryema ne passait plus dans les médias – sur les grandes chaînes hertziennes du moins -. depuis son heure de gloire « Real World » (le label de Peter Gabriel, dont Geoffrey fut l’une des premières signatures) et son fameux album, Exile, saisissant, d’où est tiré « Ye Ye Ye ». « J’avais besoin de cracher tout ce chagrin de l’exil » dira de ce disque le musicien déraciné, réfugié politique en France depuis l’assassinat en 1977 de son père, ministre du sanguinaire Amin Dada (dont la légende prétend que ses propres ministres finissaient jetés aux crocodiles).
Le jeune Oryema – déjà multi-instrumentiste confirmé – est naturalisé français en 1982, à l’âge de 24 ans. A Paris, où il tente sa chance quelques années plus tard, il croise les programmateurs britanniques du Womad, premier festival marquant de musique du monde, initié par Peter Gabriel. L’ex-Genesis le prend ensuite sous son aile, la légende peut commencer. Exile (1990) et Beat the Border (1993) constituent le diptyque de la rémanence du traumatisme ougandais, où les racines africaines de la blessure originelle nouent la gorge de l’auditeur. La musique permet à Geoffrey d’exorciser son passé, ses chansons exutoires trouvent refuge auprès d’un auditoire envoûté par le charme et l’authenticité de ces carnets de voyage d’une âme en peine.
Le Leonard Cohen africain
Sur scène, le public découvre un colosse énigmatique, impressionnant de charisme. Et lorsqu’il produit son fameux claquement de langue en même temps qu’il chante, il ravit doublement l’assemblée.
Après le troisième album paru chez Real World, Night to Night – où figure un vibrant duo avec Alain Souchon -, le désormais quadragénaire décide de voler de ses propres ailes : sa musique lorgne vers la variété et le rock, même si l’âme et la patte Oryema des enregistrements initiaux sont toujours intactes.
Car si certains l’ont surnommé « le Leonard Cohen africain », il était aussi d’une certaine manière un Miles Davis de la World Music. Hormis la descendance africaine, ces deux-là avaient en commun une certaine esthétique musicale : mélancolique, chamanique, cool, ouverte aux autres courants (rock, funk, pop, electro, fusion, etc.). Le dieu de la trompette ne supportait pas d’être cantonné au rayon jazz. Il exprimait son ras-le-bol dès les années 60 auprès de sa maison de disques : « Si vous cessiez de m’appeler jazzman et si vous mettiez mes disques dans les mêmes bacs que ces enfoirés-là (NDLA : il fait allusion aux groupes Blood, Sweat and Tears et Chicago Transit Authority), peut-être se vendraient-ils mieux. » A l’instar de son aîné, Geoffrey n’aimait pas être rangé dans des cases, victime comme lui de la discrimination des étiquettes culturelles : Oryema était classé dans les bacs « Musique Africaine » depuis ses deux premiers essais, alors que le musicien avait par la suite affiché une expression artistique hors-cadres, universaliste, à la façon du Sting post-Police.
Folk flamboyant
Résidant à Ploemeur (Morbihan) depuis 2009, il aurait tout autant pu être rangé dans les bacs « Musique Bretonne » si l’on suit le raisonnement de cette catégorisation grotesque, puisque son dernier disque, sorti en 2012, a été coproduit par Coop Breizh. Et pourtant… From the Heart est un album de folk rock flamboyant, où le grand Breton atteint la grâce des meilleures productions de Neil Young. Aussi beau et essentiel en tout cas que le premier Tracy Chapman (avec laquelle il aurait collaboré). Le titre qui clôt l’objet, « Lights are Dim », résonne comme une prière ensorcelante. Ce disque confirme avant tout la dimension spirituelle unique de l’œuvre de Geoffrey Oryema, ici à son apogée.
Sa dernière trace discographique remonte à l’automne 2016 où, sur un album hommage à Ferré (Léo Ferré, éternel), il a enregistré une version bluesy de « Thank you Satan »…
Le 22 juin 2018, l’artiste-volcan s’éteignait, à l’âge de 65 ans, comme Miles Davis.
Le cercle de minuit est bouclé.
« D’une nuit à une autre nuit, d’un continent à l’autre, de ville en ville, l’état mouvant des choses et des gens, un voyage incertain, la vie comme elle va, comme elle vient… », écrivait-il en exergue du livret de son album Night to Night (1997).
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