Cercas: le déporté imaginaire


Cercas: le déporté imaginaire
Enric Marco, l'imposteur (Photo : SIPA.AP20294020_000001)
Enric Marco, l'imposteur (Photo : SIPA.AP20294020_000001)

Face au vertige, une main nerveusement agrippée à ses rambardes intérieures, on pourra toujours se dire que L’Imposteur n’est autre que la biographie d’un garagiste de Barcelone. Le dernier livre de Javier Cercas nous raconte, en effet, l’histoire vraie et fort peu édifiante d’un Catalan qui, né en 1921 dans un milieu ouvrier, anarchiste, a connu la guerre civile sans avoir l’âge d’y participer, et a, par la suite, subi la dictature franquiste pendant trente-cinq ans – comme tant d’autres, c’est-à-dire sans trop la ramener, mais en faisant quelques enfants et quelques affaires. On pourra également se dire, avec un peu plus d’à-propos, que le livre raconte la difficulté de l’auteur, en lutte avec son sujet comme avec lui-même, à remettre Enric Marco dans le lit serré de cette banalité-là.

Il n’est pas certain que cette mise à plat de L’Imposteur garantisse longtemps notre sérénité : l’homme dont il est question, commun parmi les communs, a pourtant été, pendant une trentaine d’années, le symbole de la résistance au franquisme, la coqueluche des médias, l’idole d’une génération avide d’héroïsme, et, au faîte de sa gloire, président de l’Amicale des anciens de Mauthausen, à Barcelone.

Avant qu’un obscur historien du nom de Benito Bermejo découvre et révèle le pot aux roses, en 2005, Enric Marco se faisait ainsi passer pour ce qu’il n’avait jamais été : un antifranquiste patenté et un ancien déporté. Marco était de toutes les commémorations, de toutes les émissions de télévision ; sa dignité de combattant inflexible le disputait à son émotion d’ancien déporté affrontant de douloureux souvenirs ; de lycées en centres culturels, il enchaînait conférences sur conférences devant un public jeune, transi par l’histoire de ce glorieux aîné – une histoire qui n’avait qu’un seul défaut : être totalement fausse.

Avec autant de méthode qu’Enric Marco réparant autrefois des poids lourds dans son atelier de la travessera de les Corts, Javier Cercas démonte une escroquerie qui a duré plus de trente ans et fait passer notre homme du statut de travailleur volontaire en Allemagne (en 1942) à celui de trésor vivant de l’antifascisme. Son enquête factuelle, au ras des choses, répond à la question : mais comment une telle supercherie a-t-elle été possible ?[access capability= »lire_inedits »]

Cercas nous ramène ainsi, patiemment, au premier chèque en bois de notre escroc : à la fin des années 1960, un couple d’étudiants issus de la bourgeoisie catalane de gauche s’entiche de cet homme du peuple qui a connu la guerre civile. Hâbleur, charmant, bavard il en rajoute un peu sur son passé d’adolescent anarchiste, s’invente, pour un public qui ne demande que cela, quelques faits d’armes plausibles, il revendique quelque couragedans une Espagne encore soumise au Caudillo. La légende Marco est née. L’homme ne cessera de la faire croître, au fur et à mesure des opportunités – et notamment celle-ci : le nombre d’anciens déportés espagnols diminuant à partir des années 1990, il ne se trouve quasiment plus de témoins en mesure de contredire le passé douloureux qu’il s’invente de toutes pièces.

Dans le dictionnaire, il n’y a pas d’impostés. L’imposture bien sûr. L’imposteur évidemment. Mais pour ceux qui sont à la fois dupes, manipulés et trahis, il n’y a pas de mot. Le livre de Cercas s’intéresse justement à ceux-là, passés sans trop de casse de la pudibonderie « sabre et goupillon » à une movida dont la folle liberté a été enviée par l’Europe entière. C’est la société espagnole, d’abord oublieuse de sa longue soumission aux vainqueurs, essentiellement soucieuse de réussir sa transition démocratique, de jouir de la vie, du fruit de son travail, qui a fini, vingt ans plus tard, par réclamer à cor et à cri, des héros de la trempe d’un Enric Marco. L’industrie de la mémoire exigea alors de bons acteurs. Et comme il n’y en avait pas tant que ça, que les vrais héros de la guerre civile étaient soit morts, soit définitivement exilés en France, l’imposture de Marco a fait florès. Notre homme est devenu, d’une exagération à un mensonge, d’une approximation à une invention pure et simple, LA figure de l’antifranquisme, le grand-père parfait qui manquait tant aux enfants de Catalogne.

À vrai dire, même sans les éclaircissements de Javier Cercas et pour peu qu’on connaisse un petit peu l’Espagne, on se serait douté de la dimension collective de l’hallucination. N’ayant pas été victimes de l’imposture Enric Marco, il nous est plus facile de déceler la part de complaisance des dupes et des naïfs. On sera juste rassurés qu’un écrivain espagnol en vue mette des mots sur ces choses. D’ailleurs, dans les premières pages, on a l’impression d’avoir déjà lu tout ça dans le formidable livre d’Emmanuel Carrère – auquel Cercas rend longuement hommage pour s’en démarquer, par ailleurs, avec subtilité – L’Adversaire.

Là où l’auteur nous entraîne vers des sentiers véritablement inédits et passionnants, c’est non seulement lorsqu’il plonge dans le délire narcissique de Marco, mais surtout lorsqu’il nous invite à partager le sien et l’effroi qu’il lui procure. Javier Cercas ne se ménage pas. Il sait bien qu’il est lui-même le produit de « l’industrie de la mémoire », lui qui a accédé à la notoriété et à l’aisance avec la publication des Soldats de Salamine. Il interroge sans relâche, jusqu’à la complaisance masochiste, l’un des masques du narcissisme, sa position de romancier, faussaire professionnel. Comme Emmanuel Carrère, il questionne sa propre violence d’écrivain enquêteur qui lui fait traquer avec obstination les mille et un mensonges d’Enric Marco, partant du plus énorme – cette fausse déportation au camp de Flössenburg – au plus véniel – ce changement de date de naissance qui lui permettait de claironner partout qu’il était né « exactement dix ans avant la proclamation de la République ». La vie exemplaire de Marco n’est qu’un château de cartes dont Cercas, coupable, retire un à un les soubassements, même les plus innocemment faux.

En Espagne, depuis les révélations de l’historien Bermejo, on sait qu’Enric Marco est un affabulateur. Alors pourquoi vouloir ainsi tout déballer, tout dire d’une vie de mensonges ? Pourquoi reprendre chaque déclaration de Marco et lui opposer, preuve à l’appui, l’affront de la vérité ? En un mot, et Cercas ne se pose au fond que cette question : pourquoi tant de haine ?

Comme dans un bon polar, la réponse est contenue au tout début voire à la première ligne (« Je ne voulais pas écrire ce livre »), mais il faudra toute l’étendue de ces quatre cents pages pour en saisir pleinement la portée. Et le ravage.

Cercas passe un peu à côté de la dimension perverse du manipulateur

Au cours d’un entretien au sujet d’Enric Marco, le commandeur des lettres hispaniques, Mario Vargas Llosa, lance à son cadet, le « désignant de ses deux bras en un geste péremptoire : tu ne te rends pas compte ? Marco est un personnage pour toi ? ». Javier Cercas interrogera plusieurs fois cette phrase mystérieuse qui ouvre un abîme sous ses pieds. Telle Némésis, évoquée pages 146-147 du livre, l’écrivain péruvien condamne Cercas-Narcisse à voir en Marco son insupportable reflet. C’est à cette lente et douloureuse révélation, parfois explicite, mais souvent tacite, inquiète entre les lignes, que nous convie Javier Cercas.

Si l’auteur a su éviter d’héroïser Enric Marco (sur le mode du toupet formidable) autant que de le maudire (Cercas perçoit la douleur intime qui anime l’affabulateur), il passe un peu vite sur la dévastation, le dynamitage de la mémoire qu’opèrent les mensonges de Marco – car après tout, le cas Enric Marco fera le miel des révisionnistes de tout poil. Cercas ignore avec obstination la dimension haineuse du narcissique pour lequel tout ce qui est, menace. Il insiste par exemple peu sur l’usage antisioniste du faux passé de déporté d’Enric Marco qui autorisait l’affabulateur à vilipender Israël. Cette autorisation de soi-même, exact contraire du « Un homme, ça s’empêche » de Camus, raconte la figure d’Enric Marco. Peut-être que, prisonnier d’une opinion très commune en Catalogne, également témoin attendri d’un Don Quichotte qu’on n’appréhende pas en Espagne comme ailleurs, l’auteur ne perçoit pas qu’il y avait là, dans cet acharnement particulier, indice, et que l’anguille Marco avait ici ses points saillants. Cercas passe donc devant, et sans les voir tout à fait, la haine du père et de la loi qui, moqués et parodiés par leur réduction à un mensonge, deviennent – telle est la force du « pas sérieux » – farce et parodie. En un mot, il passe un peu à côté de la dimension perverse du manipulateur.

Face à ce manque, stimulant pour le lecteur, on peut être tenté – mais c’est là pure spéculation – de voir dans l’étonnante absence de la figure tutélaire de Jorge Semprun, pape espagnol de la mémoire dont Marco, par ses mensonges, nécessairement, usurpe, piétine et dépasse un temps l’aura, une forme d’aveuglement de l’auteur, ou, en tout cas, un angle mort de son livre. C’est comme si Cercas refusait d’envisager la jouissance de l’usurpateur dans son saccage de la vérité de l’autre, alors que celle-ci n’est pas contradictoire avec la souffrance de ne pouvoir jouir que de cette usurpation. Étrange point aveugle, où Narcisse, ramené au lit de la banalité évoqué au début, redevient Œdipe. Cercas a peut-être découvert, en effet, dans sa rencontre avec Marco, comme lors de ce dîner avec Vargas Llosa, l’inavouable – à savoir que si tout romancier est un faussaire, la folle passion d’écrire des livres, elle, ne triche pas : il s’agit bien de remplacer ceux des autres. Au-delà du texte ? Oui, sans doute. Mais les grands livres n’ont pas besoin de tout dire. Ils sont là, ouverts à l’interprétation.[/access]

L’Imposteur, de Javier Cercas, traduction d’Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić, éditions Actes Sud, 23,50 €.

L'imposteur

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Mai 2016 #35

Article extrait du Magazine Causeur



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