Fille de Gwenn-Aël Bolloré – résistant, industriel, romancier et
éditeur- et de sa seconde épouse, la comédienne Renée Cosima, Anne Bolloré nous livre ses souvenirs autour des cours de danse de Lucette Destouches-Almanzor, morte à l’âge de 107 ans voici quelques jours.
Doit-on dire Madame Almanzor, Madame Destouches, ou Madame Céline? La maîtresse des lieux est la femme d’un écrivain que son écriture novatrice a autant mis au ban de la société d’après-guerre que ses choix politiques. Louis-Ferdinand Céline est aussi le bon docteur Destouches qui soigne les nécessiteux de cette villégiature d’artistes devenue une banlieue ouvrière. Pour un nom de naissance, Almanzor n’est pas dépourvu d’ambiguïté[tooltips content= »Almanzor fut un calife andalou du X° siècle. »]1[/tooltips]. De nombreux héros de romans du XVII°, lorsque les Précieuses se paraient de surnoms, en portent le patronyme.
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Sur les traces de Roger Nimier, infatigable dans sa réhabilitation de l’écrivain, Simone Gallimard, a lancé une mode des parmi les germanopratines : suivre les cours de Lucette Almanzor. Elle-même vient en leçon particulière. Les autres, toutes générations mêlées, partagent des cours collectifs. Les petites filles de ma classe, au collège Sainte-Marie, se rendent plutôt le jeudi dans un cours de quartier. Elles portent des justaucorps bleus ou roses avec un volant. Elles restent entre elles. Deux fois par semaine j’accompagne ma mère au cours de barre au sol de Madame Almanzor. Le chauffeur de la famille nous y conduit dans une DS gris métallisé. Il faut suivre sur plusieurs kilomètres une route bordée d’un côté par les usines Citroën, de l’autre par des masures et la Seine. On pourrait prendre le train depuis la gare Montparnasse. : la gare est au tiers de la Côte des Gardes. Il faut marcher. Aussi, les élèves sont jalouses de Serge Perrault, il explique que marcher est très mauvais pour la musculature des danseurs. Elles ignorent qu’il est un proche de Lifar. Il faut vraiment que, dans ma famille de Français libres, on soit passionnés de littérature et d’édition, pour me laisser voir des gens de telles opinions…
Céline dans un gilet en peau de bête
Le jardin rassemble ses dernières forces pour monter à l’assaut d’une des collines de Meudon, il n’a plus assez de sève pour générer de nouvelles plantes, encore moins pour se défendre contre les chiens loups qui, dans leur giration, usent l’herbe jusqu’au sol crayeux. Le perroquet (bleu et jaune) est acariâtre.
Lorsque j’étais très petite, moins de huit ans, il me fallait beaucoup de courage pour traverser l’entrée. Là, Louis-Ferdinand Céline était assis dans un fauteuil pliant en cuir, campé dans un gilet de peau de bête, presque semblable au pelage des chiens couchés à ses pieds, une canne à la main. Au-dessus du visage have, creusé, entouré de sonnailles qui lui font un cadre, une gravure du jeune roi Louis XIV en costume de soleil pour un bal de cour détonne. Je n’imagine pas que le vieil homme puisse être Breton, comme l’est mon père. Il est pourtant le neveu d’un médecin remarquable, bienfaiteur du bourg de Lannilis. Il grommelle à mon passage « Encore un enfant. Un de ces enfants de bourgeois. Je n’aime pas les enfants ». Il ne faut pas répondre. Il souffre de la tête, il ne supporte pas le bruit. Aussi, l’arrivée des élèves l’insupporte. La coexistence avec l’écrivain a des avantages pour les grandes personnes : Céline a proposé le manuscrit de Nord à mon oncle, Michel Bolloré, qui -comme mon père- est bibliophile. Celui-ci en aurait trouvé le prix exagéré. Céline décide de vendre le manuscrit à ma mère[tooltips content= »Le manuscrit de Nord a été une des pièces phares de la vente de la bibliothèque littéraire de Gwenn Aël Bolloré (1925-2001) organisée par Sotheby’s Paris le 12 février 2002″]2[/tooltips].
Les castagnettes de Lucette
Vite monter l’escalier. Sur le palier du premier étage, à côté de la salle d’exercices au sol, traversée en diagonale d’une barre de gymnaste, une planche sur deux tréteaux d’inégale hauteur. On s’y allonge pour avoir la tête en bas; très bon pour le dos et pour les pensées. Au second étage, un studio plus grand. Le long des murs, des barres pour les étirements. Les élèves les plus avancées montrent leur zèle en y attachant cheville et genou avec une écharpe de laine, pour s’assurer que la jambe reste bien droite. Les tendons souffrent, et l’odeur de horse liniment flotte en permanence dans le vestiaire. Au centre de la pièce, nous essayons de suivre les exercices des bras sur une musique orientale. Madame Almanzor s’est levée de sa loge, une sorte de divan surélevé, et elle montre les exercices en marquant le rythme avec des castagnettes. Je mets un certain temps à comprendre que lorsqu’elle martèle « Ann, Deux », elle ne s’adresse pas à moi, mais compte la mesure. On finit par des pas de bourrée – j’ai des difficultés de coordination et je n’y arrive jamais – et des sauts. Il faut une certaine qualité de muscle pour sauter, plus d’oxygène qu’en moyenne, et, après, parait-il, c’est très facile. Plus que de musique, Madame Almanzor est passionnée par le corps. Est-ce parce qu’elle est l’épouse d’un médecin ? Dans la salle du premier, elle a accroché des planches anatomiques. On voit les muscles que l’on va faire travailler. A la fin du cours, elle demande qui veut être piétinée. On s’allonge sur le ventre, et elle appuie ses pieds sur votre dos jusqu’à ce que les vertèbres craquent. On sent que ses pieds sont en forme de losange. Cela arrive à toutes les danseuses, parait-il. Pour nous éviter cette déformation, elle nous interdit de chausser des pointes. Elle n’est pas très regardante sur les vêtements que nous mettons pour le cours. Nous ne formons pas un groupe de petites filles en tuniques ciel. Il y a des jeunes filles bien plus âgées que nous. Certaines portent des prénoms étranges, je me souviens d’une Chiffon. D’une autre, on disait qu’elle était la reine des gitans. Marie-Claude est, parait-il, la demi-sœur d’Alain Delon. Elle a rencontré chez les Destouches un homme beaucoup plus âgé qu’elle, mais très cultivé, l’historien Héron de Villefosse. Il est très corpulent. Je le sais : il habite tout à côté de chez nous, avenue George V. J’essaie de danser avec Laure Segalen, Anne Le Cunff … Il y a aussi Marie-Anne, la fille mongolienne de Georges Hourdin. Elle se débrouille très bien pour une jeune fille handicapée, elle habitera bientôt seule avec un garçon qu’elle a rencontré dans l’institut où elle est suivie. Pour l’instant, elle nous fait plutôt peur avec ses cheveux courts, et un visage sur lequel les expressions ne se marquent pas. Un pilote de TWA habite avec sa famille le pavillon voisin. Sa fille, Carole, nous rejoint un temps. S’appuyant sur les préceptes du docteur Spock, ses parents la retirent du cours lorsqu’elle leur dit qu’elle ne veut plus le suivre. Nous l’envions.
Gibault, le gardien du temple
Lorsque Louis-Ferdinand Céline meurt, Maman est autorisée à présenter ses condoléances. J’ai le souvenir qu’elle vient me chercher à mon école, avenue Georges Mandel. C’est plausible.
Une nouvelle élève suit les cours. Sa mère, une universitaire, se livre à des recherches dans les papiers du grand homme. Le pavillon Louis-Philippe brûle. Je suppose qu’un inspecteur des assurances enquête. Il faut cependant que les cours reprennent.
Maître Gibault, qui, avec Maître Damien, bâtonnier de Versailles, est devenu le gardien du temple, offre l’abri de l’hôtel particulier familial rue Monsieur. L’on construit, au fond du jardin, un vaste studio moderne de verre et de bois. Madame Destouches campe dans le demi-étage que la déclivité du terrain avait permis à l’architecte. Madame Agnès, femme de ménage à la chevelure grise, toujours vêtue d’un sarreau bleu, prend l’intendance en charge. Madame Destouches ne se nourrit pas comme nous. Elle vit de saumon fumé et de miel. Elle fait installer un sauna scandinave. Une vapeur de patchouli et de pin se répand dans la propriété. Madame Destouches voit beaucoup de monde. Elle a un jour. Les Dubuffet, le sculpteur et son épouse, en sont des éléments importants. En toutes saisons, elle va à Dieppe, où sa mère possédait un atelier de dentellières. Elle dit à Maman que Dieppe est formidable. Chaque jour, même l’hiver, elle nage. Maman m’emmène à Dieppe. Je n’ai pas de souvenirs de l’hôtel, juste d’avoir été déçue par la plage de galets, bien différente du sable blanc des Glenan. Nous ne marchons même pas jusqu’à la mer. Des femmes remplissent d’énormes sacs de ces pierres. Ce sont des prisonnières, nous dit Madame Destouches.
25 ter Route des Gardes
Madame Destouches est une prescriptrice. Cela ne tire pas à conséquence lorsqu’il s’agit de recommander Cerruti (elle ne vient à Paris que pour s’habiller chez Cerruti, et acheter son saumon chez Fauchon). Cela l’est plus lorsqu’elle essaie de convaincre ma mère qu’elle est mariée à un homme qui ne lui convient pas, et qu’elle devrait divorcer. Moi, j’ai une scoliose. On devrait me retirer de l’école pendant une année entière. Je n’écrirais qu’assise par terre, jambes allongées, avec une petite planche sur les genoux.
Un peu après la mort de Céline apparait Béatrice Tassier : ses parents, commerçants à Meudon l’ont confiée à Madame Almanzor pour qu’elle en face une danseuse. Ravissante, chevelure blonde et mousseuse, boudeuse. Un peu paresseuse, elle se regarde dans la glace, elle ne travaille peut-être pas assez ; elle a horreur qu’une élève de passage réalise mieux un mouvement qu’elle.
Bien des années plus tard, j’entends parler de Béatrice. Je travaille au ministère de la Culture. Un jeune homme vient me voir : il est diplômé de l’école d’architecture de Versailles, il est le second mari de Béatrice (le premier était aussi un architecte de Versailles) ; il voudrait savoir comment participer au concours de rénovation du grand rocher du parc zoologique de Vincennes. Beatrice a dansé aux Folies Bergères. Elle se produit maintenant dans des numéros de danses orientales. Les spectateurs fument. Elle souffre des poumons. Bien plus tard, je suis mise, par hasard, en contact avec Michel de Maule, éditeur. Beatrice a publié chez lui un charmant livre, bien plus précis que mes propres souvenirs, mais elle n’a connu que l’ombre de Céline au 25 ter Route des Gardes. Elle signe Maroushka, revendiquant une ascendance gitane[tooltips content= »Maroushka Dobele. Une enfance chez Louis-Ferdinand Céline, souvenirs. Michel de Maule éditions, 2011″]3[/tooltips].
Mitterrand d’un château l’autre
10 mai 1981. A l’automne passé, un soir de fête familiale, chez nous en Bretagne, Maman a souffert d’une rupture d’anévrisme. Ni mon père, ni moi, ni aucun de nos proches n’ont compris combien son état est grave. Nous continuons toutes deux à aller au cours de barre au sol de Madame Almanzor. Nous en revenons ce dimanche, à bord d’une Austin mini noire, et nous sommes déjà boulevard Saint-Germain, lorsque nous entendons que François Mitterrand a été élu président de la République. Maman meurt le 10 juillet. Ce jour est celui de mon vingt-huitième anniversaire. Je n’ai toujours aucun sens du rythme. Je n’habite pas route des Gardes, mais près du boulevard Saint-Germain.
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