À quoi pouvait donc s’occuper Cécile Renault, fille d’un papetier du quartier de la Cité, en ce joli mois de juin parisien d’il y a tout juste 220 ans ? À quoi rêvent les belles de 18 ans lorsque le temps est beau et que, malgré les roulements de tambour, elles ont l’avenir pour elle, des amoureux en pagaille et un papa qui les gâte en leur offrant de mignonnes cocardes de soie, des caracos fleuris ou ces longues jupes rayées qui sont maintenant à la mode ? Si, malgré son âge, Cécile s’intéresse un peu à la politique, si elle aussi a été touchée par cette fièvre qui s’est emparée de Paris lorsqu’elle fêtait ses 14 ans, elle a dû apprendre que, quelques jours plus tôt, ceux qu’on appelle les Girondins ont été proscrits, convaincus de trahison et de complot contre la Révolution par les Montagnards, le groupe désormais dominant que dirige Robespierre.
Sans doute est-elle un peu étonnée d’apprendre que les héros d’hier sont devenus les traîtres d’aujourd’hui, et que ceux qui avaient fondé la République nourrissaient en réalité les plus noirs desseins à son encontre. De même a-t-elle peut-être entendu dire que la Déclaration des droits de l’homme adoptée en 1789, que l’on considérait jusqu’ici comme un texte sacré, contenait « plusieurs principes erronés »[1. Ducos, 17 avril 1793, cité Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, Michel Lévy, 1869, tome VII, p.189.], notamment celui de la séparation des pouvoirs, cette « chimère » antirépublicaine importée d’Angleterre. « S’il est vrai que nous ayons fait des découvertes dans les droits des hommes, expliquait alors Barrère, il faut les consacrer par une nouvelle déclaration. »[2. Idem.] Cécile, qui se souvient probablement des mots de Robespierre désignant la Déclaration de 1789 comme l’éternelle constitution de tous les peuples, a pu se demander pourquoi les choses avaient changé − avant d’être rassurée par la proclamation de Billaud-Varenne, affirmant que cette nouvelle Déclaration devrait, cette fois, « fixer en France la liberté » et le « bonheur »[3. Archives parlementaires, 23 juin 1793, t .LVII, page 108.]. Définitivement.[access capability= »lire_inedits »]
Alors que le temps s’étire doucement dans le quartier de la Cité, sur les bords paresseux de la Seine ou dans les gentils marivaudages que Cécile joue avec ses amoureux, là-bas, à la Convention, il s’accélère. Le 23 juin, les Girondins à peine proscrits, l’odeur de poudre des canons de la Commune tout juste dissipée, Hérault de Séchelles – l’ancien favori de Marie-Antoinette devenu l’ennemi le plus farouche de la tyrannie –, vient à la tribune de l’Assemblée présenter la nouvelle rédaction de la Déclaration des droits. Bien sûr, Cécile n’a pas assisté aux débats, mais elle a appris, en lisant les procès-verbaux encore humides dans la boutique de son père, que de « vifs applaudissements » avaient salué la fin de la lecture − après quoi la Déclaration avait été adoptée « en masse » par la Convention, dont les membres s’étaient levés pour manifester leur adhésion enthousiaste.
Mais Cécile sait lire, au besoin entre les lignes. Et elle comprend qu’il y a quelque chose qui cloche : que c’est à ce moment précis que les événements dérapent, et que quelque chose de beaucoup moins enthousiasmant vient subitement de se démasquer. Tout à coup, en effet, les Montagnards font mine de s’apercevoir avec stupeur que la droite de l’Assemblée, ce qui reste du groupe modéré, s’est abstenue : elle est restée assise. Sans bouger. Sans rien dire. Et Billaud-Varenne de s’offusquer : « Il est bien étonnant que des membres de la Convention refusent de voter cette Déclaration, qui doit fixer en France la liberté. Il faut que le peuple connaisse les hommes qui veulent son bonheur, et ceux qui semblent déjà protester contre le chef d’œuvre de la philanthropie »[4. Idem.]. Jusque-là, rien que de très habituel, l’ancien avocat, réputé pour sa véhémence, ayant coutume d’exiger la tête de tous ceux qui ne pensent pas comme lui. Mais le silence se fait lorsque Robespierre se lève à son tour et demande la parole : Cécile imagine la scène, la Convention subitement muette au point qu’on entendrait une mouche voler, puis le filet de voix nasillard de « l’Incorruptible » : « Le procédé de quelques individus, ironise celui-ci, m’a paru si extraordinaire que je ne puis croire qu’ils adoptent des principes contraires à ceux que nous consacrons, et j’aime à me persuader que, s’ils ne se sont point levés avec nous, c’est plutôt parce qu’ils sont paralytiques que mauvais citoyens »[5. Idem, p.108.]. Cécile n’est pas sotte : elle a compris ce que de tels mots peuvent signifier dans cette atmosphère déjà poisseuse de violence : avec son humour glaçant, Robespierre confirme que ceux qui ne sont pas avec lui sont contre lui, donc contre le peuple et contre la révolution, ce qui est bien suffisant pour les rendre suspects. Elle devine que ce vote du 23 juin 1793 est quelque chose comme le point de départ d’une longue descente aux enfers – au cours de laquelle la Déclaration, non seulement n’empêchera pas les atteintes répétées aux droits, mais servira à les justifier. Car c’est au nom du « bonheur commun », dont l’article 1er affirme qu’il constitue le « but de la société », que Robespierre décrétera la Terreur, multipliera les proscriptions et planifiera les massacres. Le bonheur commun : de toute évidence, cet idéal justifie toutes les exactions, d’autant plus légitimes que les ennemis d’un tel bonheur ne sauraient être que des monstres.
Onze mois plus tard, jour pour jour, le 23 mai 1794, Cécile, n’y tenant plus, se présente au domicile de Robespierre, 398 Faubourg Saint-Honoré. Il n’y est pour personne, trop occupé à déjouer de nouveaux complots imaginaires et à échafauder de nouveaux rêves. Mais Cécile insiste : les époux Duplay, qui logent le grand homme, avertissent la police, qui vient l’arrêter et l’interrogent sur-le-champ. La jeune fille répond qu’elle n’est venue « que pour voir comment est fait un tyran ». Ses aveux restent énigmatiques, la jeune fille semble bien peu effrayante, mais on a trouvé sur elle un petit canif, peut-être celui qui servait à son père pour ouvrir les ballots de chiffons. Elle sera donc inculpée de tentative d’assassinat sur Robespierre, puis condamnée à mort.
Ce jour-là, le 17 juin 1794, il fait aussi doux qu’il y a un an, Paris est aussi lumineux, mais Cécile a changé de vêtements : pour aller à la guillotine, on lui a fait revêtir une chemise de serge rouge, celle que portaient sous l’Ancien Régime les personnes condamnées pour parricide ou pour régicide[6. Cf B. Baczko, Politiques de la Révolution française, Folio histoire, 2008, p. 143.]. Un mois et demi plus tard, lorsque Robespierre, à son tour, sera conduit à l’échafaud, nul doute que certains de ceux qui chanteront et danseront et riront aux éclats et s’embrasseront et se congratuleront au passage de la charrette où l’on a installé le tyran déchu songeront aussi, mélancoliquement, au sacrifice de la jeune fille en rouge, qui aurait tant aimé danser avec eux.[/access]
*Image : l’arrestation de Cécile Renault (wiki commons).
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