Est-il possible d’écrire après Zamiatine, Orwell et Huxley quand on veut démonter les mécanismes d’une société totalitaire par le roman, en décrypter les signes et en souligner les sinistres invariants ? Bernard Quiriny y est parvenu avec Les Assoiffées, roman scandaleusement oublié par les prix de fin d’année.
Il s’agit donc, ici, de nous livrer à une session de rattrapage afin que nos lecteurs ne passent pas à côté de ce livre éprouvant, ironique, désespéré et, au final, terriblement possible. Pour commencer, précisons que Les Assoiffées ne se projettent pas dans notre avenir, mais davantage dans un présent qui aurait pu être le nôtre. On appelle cela une uchronie. L’uchronie à laquelle Emmanuel Carrère a consacré un bel essai[1. Le Détroit de Behring, POL.] et qu’il qualifiait de « divertissement mélancolique » consiste à imaginer ce que serait notre époque si celle-ci avait connu une « date de divergence », par exemple si le débarquement de 1944 n’avait pas réussi ou, en remontant beaucoup plus loin, si Pilate avait épargné le Christ[2. Roger Caillois, Ponce Pilate, Gallimard/L’Imaginaire.].[access capability= »lire_inedits »]
L’Empire des femmes
Bernard Quiriny, lui, fait remonter cette date de divergence à 1970. Une révolution féministe éclate en Hollande, renverse la monarchie et, à l’été 1971, entame une grande marche qui conduit à l’envahissement de la Belgique et du Luxembourg. Le 30 septembre, l’Empire des femmes est officiellement proclamé et recouvre la superficie du Benelux. Cette révolution féministe attire des sympathisantes et des sympathisants du monde entier, les immigrants affluent malgré le durcissement des lois sexistes en 1978, l’interdiction du mariage hétérosexuel en 1980, la création d’une zone de sécurité autour de l’Empire en 1983. Et c’est en 1995 que l’Empire des femmes, avec à sa tête la Bergère Judith, qui prétend posséder l’arme atomique, se retire des organisations internationales et devient un État aussi fermé que l’Albanie ou la Corée du Nord.
Fantaisiste ? Allons donc ! Le lecteur qui se souvient comment, dans les années 1960-1970, un certain féminisme radical fut le catalyseur artificiel, mais le catalyseur tout de même de tous les autres mouvements d’émancipation, qui découvre l’habileté et la force réaliste avec laquelle Quiriny met en scène ce cauchemar, se dit très vite : « Et pourquoi pas, finalement ? » Rappelons que, dans ces années-là, il y eut des lecteurs pour prendre au sérieux le SCUM Manifesto[3. Society for cutting up men. Littéralement : « Société pour châtrer les mecs ».] de Valerie Solanas qui proposait, ni plus ni moins, la castration des mâles et qui prouva qu’elle pouvait passer à l’acte puisqu’elle tira plusieurs coups de feu sur Andy Warhol.
Mais ce n’est pas là l’aspect le plus important du roman de Quiriny. Bien sûr, choisir le féminisme comme totalitarisme n’est pas innocent et le livre flirte de façon tout à fait voulue avec une certaine misogynie, de bon aloi finalement, ou plutôt avec l’idée qu’une femme au pouvoir n’aura aucune qualité particulière à faire valoir du fait de son sexe.
Non, tout le talent de Quiriny est de construire une véritable synthèse des traits les plus saillants des différents totalitarismes du siècle précédent. On croit être dans une version ovarienne du stalinisme quand, soudain, on se retrouve dans les lebensborn d’un nazisme misandre où l’on tente de perfectionner la race en prélevant la semence d’hommes esclaves qui peuvent ensuite faire leur Offrande à la Bergère en acceptant volontairement la castration.
Un totalitarisme religieux à la Mao
Sans compter le totalitarisme religieux, puisque la Bergère Judith, qui a succédé à sa mère Ingrid, sont l’objet non seulement d’un culte de la personnalité délirant qui rappelle celui de Mao au moment de la Révolution culturelle, mais deviennent aussi l’objet d’une vénération mystique. On est persuadé qu’elles accomplissent des miracles et elles s’appuient sur une hiérarchie militaire qui se double d’une hiérarchie religieuse, une « officière » des « brigadières » étant aussi, souvent, une cardinale ou une chancelière de la nouvelle religion.
Quiriny est dans la satire, bien entendu, dans le conte philosophique, mais il a aussi su rendre l’ensemble diablement réaliste en menant deux récits entrelacés. D’abord, à la première personne, celui d’une citoyenne toute simple de l’Empire des femmes, Astrid, qui tient son journal comme le Winston de 1984. Elle vit dans une extrême misère, comme toutes les citoyennes de l’Empire, avec ses deux filles, mais tout de même aidée par un esclave mâle. Elle a aussi eu un petit garçon qu’elle fait élever en cachette à la campagne et qui va mourir assez vite de malnutrition. Choisie pour participer aux cérémonies de l’anniversaire de la Bergère, elle est remarquée par celle-ci, devient une favorite et se retrouve au cœur du pouvoir partagé par Judith et les Quatre Grandes. Elle découvre cet « anarchisme du pouvoir » dont parlait Pasolini à propos de son film Salo ou les 120 Journées de Sodome, quand il montrait la parenté entre le roman de Sade et les derniers temps de Mussolini : un pouvoir absolu rend fou, sadique, arbitraire jusque dans le moindre détail d’une vie ponctuée d’orgies et de disgrâces inexplicables.
Autoroute qui ne mène nulle part
Parallèlement, Quiriny raconte le premier voyage autorisé dans le pays depuis des années : celui d’artistes et d’intellectuels français, proches ou membres du PFF (Parti féministe français), émanation du parti-frère au pouvoir dans l’Empire. La galerie de portraits germanopratins, qui va des convaincus absolus aux sceptiques qui n’osent pas le dire, est tout aussi savoureuse qu’est inquiétant leur périple très surveillé sur une autoroute qui ne mène nulle part et dont le seul intérêt est d’être vue de l’espace car son tracé représente le profil de la Bergère. Nous reviennent alors des images de la Roumanie de la fin de Ceausescu, quand nos voyageurs (mais comment ne pas penser aussi à Sollers en Chine, à travers le personnage de Bordeaux ?) se promènent sur une Grand-Place de Bruxelles complètement bétonnée.
Plus généralement, Quiriny nous rappelle que l’intelligence et la culture n’ont jamais protégé de la bêtise, de la veulerie, du fanatisme et de l’ignominie : les parallèles avec le voyage de Nuremberg des écrivains collabos comme avec ceux qui eurent lieu en URSS du temps de Staline ou en Chine du temps de Mao sont très clairs. Le ridicule y dispute à l’aveuglement quand on voit des poètes s’extasier sur des statistiques sans intérêt, visiter des camps où des hommes sont humiliés quotidiennement ou accepter de se prosterner devant les statues géantes d’Ingrid et de Judith.
Les Assoiffées de Quiriny, insistons bien là-dessus, rendent terriblement crédible cette contre-utopie aberrante d’un empire de femmes eugénistes où l’on entrerait après avoir franchi un check-point à Lille. Et c’est tout le talent de Quiriny de transposer chez le lecteur une sidération qui est, de fait, celle de tous ceux qui vivent le totalitarisme : on a beau ne pas y croire, c’est pourtant bel et bien là, et ce qui est de l’ordre de la folie s’impose impitoyablement comme la réalité quotidienne.
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