Le 27 janvier, René de Obaldia mourrait à 104 ans. Poète, romancier et dramaturge, il n’a jamais caché son admiration pour le grand Poquelin. Une complicité qui s’est jouée des siècles.
Il y avait du garnement chez lui, du manipulateur de verbe, un raffiné de la cocasserie, ainsi qu’un voyageur égaré qui se pressait « de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer » (Le Barbier de Séville). René de Obaldia (1918-2022) ne confondait pas l’ironie du moraliste et la vindicte du moralisateur. Poète assurément, mais dénué de mièvrerie, « contrepéteur » sournois, pourvoyeur en néologismes, caricaturiste, expert en métamorphoses littéraires, il était formidablement armé pour soutenir un siège contre la bêtise ambiante. Il a démontré brillamment sa filiation moliéresque dans une pièce, l’un de ses plus grands succès : Les Bons Bourgeois.
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Molière conseille Obaldia
Dans le discours qu’elle a prononcé en l’église Saint-Germain-des-Prés le 2 février 2022 (Obaldia est mort le 27 janvier), Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, a rappelé le plaisant subterfuge dont il avait usé lors de son intronisation sous la Coupole. Par un mouvement d’humeur inexpliqué, son prédécesseur au 22e fauteuil, Julien Green, avait en effet interdit qu’on prononce son nom dans l’hommage qui devait lui être rendu. « Il décida de tourner la difficulté en recourant à la sagesse d’un arbitre incontestable […] Molière. Quel cadeau il fit ce jour-là à l’Académie ! Il lui offrit leur conversation en alexandrins de sa façon ; ce fut un régal de l’esprit. Mais plus encore, cette solution improvisée par notre cher René entra dans l’histoire de l’Académie et en ferma l’une des pages les plus tristes. L’Académie n’avait pu ouvrir ses portes à Molière, le génie reconnu du Grand Siècle, l’ami si cher de l’académicien La Fontaine, parce que, comédien, il ne pouvait reposer en terre chrétienne, ni par là même être admis dans une compagnie protégée par le Roi Très-Chrétien. Molière a toujours manqué à l’Académie. Lorsque nous entrons en séance nous passons devant sa statue qui se dresse dans la grande salle précédant la nôtre, et nous déplorons son absence parmi nous. »
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En effet, si tout le discours du récipiendaire, le 15 juin 2000, est un chef-d’œuvre, la conversation qu’il imagine entre Molière et lui est un bijou d’inspiration. René de Obaldia est en proie au doute : doit-il respecter le commandement de Julien Green ou bien « outrepasser les volontés du trépassé » ? Il prend conseil auprès d’un « ami de longue date […] le sieur Poquelin, fortement médiatisé sous le nom de Molière ». Au fil de son exposé il croit « discerner dans son regard une lueur d’amusement, comme s’il méditait […] un nouvel impromptu, L’Immortel malgré lui. » Après le récit des faits, le prétendu Molière se lance dans une tirade inoubliable ! La voici in extenso :
« Obaldia, votre affaire est pour le moins complexe
Et, vous en fais l’aveu, me rend chose… et perplexe !
Quel singulier bonhomme est-ce que celui-là
Qui reçoit les honneurs en ne les voulant pas !
Qui se veut avant tout de souche américaine
Lors que du beau français son œuvre entière est pleine.
Qui siégea vingt-sept ans au fauteuil de Mauriac
Et, le dernier moment, fait entendre ce couac !
Étrange, en vérité, que ce remue-ménage
Et qu’on ne saurait seul imputer au grand âge.
De quelle mouche verte a-t-il été piqué
Pour, de son propre chef, s’envoyer au piquet ?
Qui donc l’aurait poussé, comme on pousse une bête
À briguer ce fauteuil, qui n’est point à roulettes ?…
Quoi ! Cet homme sensé qui se voulait urbain
Sans vergogne et sans peur vous a mis dans ce bain !
Ce catho, ce chrétien… »
Obaldia : « J’entends bien, répondis-je,
Mais votre beau discours fait foin de mon litige. »
Molière : « Nenni, nenni, j’y viens Oyez, cher Obaldia :
Si l’on vous tire à hue, ne tirez pas à dia,
Mais, par un jeu subtil, et avec élégance
Comme il sied aujourd’hui, pratiquez l’alternance.
Vous en dites du bien : certains sont satisfaits
Vous n’en dites plus rien : bene ! fort bien ! Si fait !
Une heure de discours vous permet d’abondance
De donner au public cette sorte de danse…
Brisons là cher ami… mais, à peine levé
Non, ce que j’ai dit là ne vaut point un Ave.
Ne prêtez point le flanc à ces tristes querelles
Si l’homme est trop humain le génie a des ailes !
Lorsqu’il s’agit, tudieu ! d’un aussi grand auteur
Peu nous chaut la raison, laissons parler le cœur !
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Boulevard Molière
Molière était dans la coulisse du Théâtre Hébertot, le 5 septembre 1980, où l’on donnait pour la première fois Les Bons Bourgeois. L’action se situe dans le magnifique appartement de la famille Basson-d’Argueil. Les partis-pris de mise en scène, de décor, de costume situent ses membres sur la marche économique et culturelle la plus élevée de leur classe sociale. Le père de famille est un libéral, la mère se revendique « de gauche » : tous deux sont dépassés par un soulèvement populaire qui évoque Mai 1968.
Les deux filles de la maison sont dissemblables au possible : l’une est sereine, douce, caressante, l’autre est hérissée, cérébrale, féministe. À la première, qui ne se soucie que de son amoureux, la seconde demande :
« Savez-vous ce que c’est d’être femme ?
Ma foi !
Ne cherchez pas, vous ne sauriez savoir
Car nous n’existons pas, nous sommes le miroir
Du néant projeté par le mâle en goguette
Usant de son pouvoir salace et centripète. »
Hélas ! La femme « divinité quasi » se soumet à son tyran alors qu’elle devrait « lui flinguer le zizi ».
Les rebondissements révéleront la vraie nature des êtres et conduiront à un dénouement heureux, commenté par Firmin, valet et maître de ballet inspiré :
« De nos jours vont de pair le cuistre et l’impuissant,
Ils tirent tout à eux hors la chair et le sang,
Et tenant des discours fumeux et didactiques,
Voudraient changer le rire en ordre dramatique.
[…]
Que cette comédie ait l’heur de vous complaire,
Je le clame tout net, c’est la faute à Molière ! »
« Quoi de neuf ? Molière ! » La formule, fameuse, est de Sacha Guitry. C’est ne faire offense ni à l’un ni à l’autre que d’y ajouter Obaldia.