On évoque enfin, depuis un mois, les livres de l’historienne anglaise, d’origine juive égyptienne, Bat Ye’or, mais c’est malheureusement seulement, en général, pour en faire, bien à tort, l’inspiratrice d’Anders Behring Breivik. Ses livres sont en effet cités plus d’une soixantaine de fois dans les 1500 pages délirantes du manifeste du tueur d’Oslo, qui mélange le « marxisme culturel » de l’École de Francfort, Lukacs et Marcuse avec Lady Gaga et Scarlett Johansson ou l’herpès génital de sa belle-mère pour prouver la décadence de la civilisation occidentale. Il serait pourtant bon, comme le proposait ici même Roland Jaccard, de joindre les livres de Bat Ye’or au « dossier inextricable de la guerre des civilisations ».
Bat Ye’or dut quitter l’Égypte en 1957, et l’expérience de cette expulsion quasi-complète, en quelques mois, d’une communauté juive vieille de trois mille ans fut sans doute déterminante dans son œuvre ultérieure. Les travaux de Bat Ye’or tournent autour de deux questions principales : la naissance de ce qu’elle nomme « Eurabia », dans son livre Eurabia : l’axe euro-arabe (Jean-Cyrille Godefroy, 2007) et ce qu’elle qualifie de « dhimmitude »[access capability= »lire_inedits »], à partir d’une étude du statut des dhimmis, c’est-à-dire des non-musulmans dans les pays conquis par le djihad, dans son livre Juifs et chrétiens sous l’islam. Face au danger intégriste (Berg, 2005).
Eurabia était le titre de la revue publiée par le Comité européen de coordination des associations d’amitié avec le monde arabe à partir de 1973, sous la direction du gaulliste Lucien Bitterlin, grand représentant de la « politique arabe » de la France. Mais Bat Ye’or désigne, sous ce terme, une bien plus large entreprise de rapprochement euro-arabe, notamment au sein du « dialogue euro-arabe » lancé depuis 1973 par la Lybie et la France, puis élargi à la Communauté européenne et à la Ligue arabe. Il va de soi que le succès de ce terme d’« Eurabia », notamment auprès des néo-conservateurs américains, tient à l’inquiétude ressentie face à une « islamisation » de l’Europe par des auteurs que l’on ne s’empresse pas de traduire en français, comme Christopher Caldwell (Reflections on the Revolution In Europe: Immigration, Islam, and the West, 2009) ou Walter Laqueur (The Last Days of Europe: Epitaph for an Old Continent, 2007). Bat Ye’or résume très bien ce sentiment qu’il nous est possible de partager : « Quand les synagogues et les cimetières juifs nécessitent une protection, comme l’exigent les églises dans les pays musulmans, c’est Eurabia. Quand des musulmans apostats ou libres-penseurs et des intellectuels ou des politiciens doivent se cacher ou vivre avec des gardes du corps parce qu’ils offensent l’islam, ce n’est plus l’Europe des droits de l’homme, mais Eurabia. »
Le « dialogue euro-arabe », qui est l’ancêtre de l’« Alliance des civilisations » proposée par José Luis Zapatero et Recep Tayyip Erdogan à la suite des attentats de Madrid, vise à un rapprochement des civilisations européenne et arabe. Le modèle du califat andalou du Moyen Âge serait un exemple pour la construction d’une « Eurabia » du XXIe siècle. Jusqu’ici, rien que de très louable mais, là où les choses se gâtent, c’est lorsque Bat Ye’or cite longuement les textes produits par ces diverses officines : il y est toujours question que l’Europe reconnaisse la grandeur de la civilisation arabe et facilite l’installation d’immigrants musulmans et leur accès à leur « culture d’origine ». Il faut également « traduire les livres arabes dans les principales langues européennes ». Ainsi, en juin 2002, lors d’une réunion du « Dialogue parlementaire euro-arabe », la délégation arabe propose : « Chaque partie combattra dans sa société les courants hostiles à l’autre partie. Il convient de noter à ce sujet que la partie arabe souffre davantage du fait d’une augmentation de l’islamophobie et de l’arabophobie, de l’augmentation du racisme et de la xénophobie en Europe et des attaques contre les migrants arabes en particulier. Ces tendances ont augmenté depuis les événements du 11 septembre aux USA. » Les Européens s’alignent sur une politique pro-palestinienne et anti-israélienne très déterminée.
Mais aucune réciprocité n’est prévue : comment faire mieux connaître, dans les pays musulmans, la culture européenne ? Comment éviter ce qui est plus que des préjugés contre les religions non musulmanes et la culture occidentale dans les pays musulmans ? Comment favoriser l’immigration européenne vers ces pays ? Que traduire, alors que seulement 10 000 livres ont été traduits en arabe en mille deux cents ans, selon un rapport des Nations unies, le même nombre qui est traduit en espagnol en une année ? Comme le note Bat Ye’or : « On est frappé par la différence de discours entre les deux parties. Les Européens adoptent un langage prudent, admiratif et flatteur envers l’islam (…) De plates et humbles excuses sont formulées pour la colonisation et les préjugés européens anti-arabes. Du côté arabe, en revanche, le ton est celui d’un maître qui fustige et enseigne, sûr de la tolérance, de l’humanisme et de la grandeur de sa civilisation, source spirituelle et scientifique de l’Europe » (Eurabia, p.118). Quant aux Européens ils s’alignent sur une politique anti-israélienne en échange de plus importantes livraisons de pétrole.
Comment expliquer une telle attitude ? Sans doute y a-t-il une part d’intérêt et la politique pro-palestinienne des Européens sera récompensée par quelques livraisons de pétrole supplémentaires. Il y a aussi une part d’angélisme, lorsque Romano Prodi, en 2003, affirme que « les peuples d’Europe ne croient dans aucun conflit de civilisations ». Mais cet angélisme est aussi gouverné par la peur, dans des pays rongés par le doute, qui ne savent plus comment se comporter face à une religion dynamique et conquérante. Comment expliquer autrement qu’il ne soit pas possible de simplement faire respecter l’ordre public en empêchant le prières illégales dans les rues des villes françaises ? Le problème n’est pas tant du côté de l’islam, qui persévère simplement dans son être, que du côté d’une Europe qui n’ose plus se réclamer de ses valeurs.
On a souvent tenté de discréditer le livre de Bat Ye’or en le traitant de « conspirationniste », car il laisserait entendre que ce seraient ces organisations euro-arabes qui auraient programmé une augmentation de l’immigration en Europe et une inféodation de l’Europe à l’islam. Il faut dire que Bat Ye’or est assez sévère avec ces officines non démocratiques qui gravitent autour d’une Union européenne qu’elle nomme, à la suite du dissident soviétique Vladimir Boukovski, l’« UERSS ». Mais ce qu’il faut surtout retenir ici est son sentiment de la totale dissymétrie qui gouverne les relations entre l’Europe et le monde arabo-musulman.
C’est ici que sont également éclairantes les réflexions de Bat Ye’or sur la « dhimmitude », appréciées en leur temps par le philosophe et théologien protestant Jacques Ellul, qui préfaça en 1980 l’édition anglaise du livre sur les dhimmis. Ce terme de « dhimmitude » est emprunté au phalangiste et président chrétien libanais Béchir Gemayel, qui l’utilisa pour la première fois en 1982, peu avant son assassinat. Bat Ye’or montre que le statut des juifs et des chrétiens, mais aussi des autres non musulmans en terre d’islam, n’est pas du tout conforme à la légende dorée popularisée par le mythe andalou. Le dhimmi est constamment avili : « L’infériorisation de la personne humaine érigée en un principe théologique et politique constitue un aspect majeur de la civilisation de la dhimmitude » (Juifs et chrétiens, p.86). Lorsqu’il paie le tribut qui est censé le protéger, le dhimmi est humilié ou frappé ; des obligations vestimentaires et des corvées, de nombreux interdits professionnels lui sont imposés ; la pratique de sa religion est strictement réglementée et limitée. La dhimmitude, pire à certains égards que la servitude, est le résultat de siècles d’imposition de ces pratiques auxquelles seule la colonisation européenne a mis fin. Elles ont développé, selon Bat Ye’or, une mentalité très particulière : « Vulnérabilité et gratitude développent chez le dhimmi le langage de la servilité, de la flatterie et de la reconnaissance. » Sans doute sommes-nous déjà des dhimmis lorsque nous n’osons même plus faire mention des évidentes « racines chrétiennes » de l’Europe ?
Bat Ye’or offre enfin une perspective très éclairante sur la sempiternelle et curieuse « humiliation » arabe, toujours à fleur de peau. Omniprésente dans le discours militant pro-palestinien, on la fait en général remonter à l’issue de la Guerre de six jours, ou quelquefois plus avant, jusqu’à l’expédition de Bonaparte en Égypte, qui auraient rendu évidente la supériorité de l’Occident sur le monde musulman. Ce n’est en fait pas de cela qu’il s’agit. Bat Ye’or l’explique de manière lumineuse : « Est humiliante la relation d’égalité avec l’homme méprisé » (Juifs et chrétiens, p.222). C’est le fait que l’autre, l’ancien dhimmi, s’affirme comme un égal qui est la principale cause d’humiliation : plus le non-musulman traite le musulman pratiquant comme son égal, avec humanité, plus en fait il l’humilie puisque, du point de vue de celui-ci, il est son inférieur. Inquiétante leçon. [/access]
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