Dans Ce qu’aimer veut dire, Mathieu Lindon écrit ce qu’aimer veut dire à un aimé et à un père. Un père dont cet aimé a enseigné dans sa « véridiction » à mieux déchiffrer l’amour, qui est, pour un fils, toujours si ardu à lire. Cela, Mathieu Lindon l’écrit comme aimer veut dire. L’aimé – qui n’est point amant, mais ami bouleversant – se nomme Michel Foucault. Le père, Jérôme Lindon. C’est à eux deux, d’abord, qu’aimer ici veut dire – du dire d’aimer, qui est toujours à hauteur de mort. Autour de ces deux figures centrales, c’est à d’autres encore qu’aimer s’adresse – Hervé Guibert, Rachid O., Corentin, par exemple. Au lecteur enfin, car qui aime veut faire aimer les aimés. Fidèlement, Mathieu Lindon ouvre avec prodigalité, comme elle lui fut ouverte, la porte de l’appartement de Michel Foucault, lieu de joie et de métamorphose, lieu de la jeunesse sans âge. Cet appartement constitue dans le roman une sorte de double comique de son propriétaire. Non content de louer la bonté, la délicatesse, l’attention, l’élégance, la discrétion et la noblesse de Michel Foucault, Lindon va jusqu’à louer son appartement. Il compose un précieux précis de gratitude.
J’ai d’importantes réserves à l’égard de l’autofiction, en particulier quand la part de l’imagination et des distorsions créatrices y semble faible. Cette pratique me semble condamnée à falsifier, à envenimer les rapports de celui qui en use avec les êtres qui lui sont intimes, à réduire la liberté de ces rapports. À cela s’ajoute le danger évident du narcissisme. Ces réserves sont à la fois d’ordre éthique et esthétique. Dans Ce qu’aimer veut dire, cependant, l’écrivain prend le plus souvent le dessus sur l’auto-feinteur (fiction vient de fingere et mérite donc d’y retourner). Par amour de la vérité précisément, Lindon ne peut être qu’étranger au registre de la transparence et de la transparution littérale. Ceux qui s’adonnent au démon de la transparence s’exposent surtout à rencontrer toujours le même inconvénient : avec eux, la vérité est mal biaisée. Lindon, au contraire, connaît l’art vrai du biais. Il sait aussi ce qu’aimer veut taire.
J’ai traversé Ce qu’aimer veut dire comme une haute futaie. Lisant les cent premières et les cent dernières pages, j’étais dans les arbres, c’est-à-dire dans la joie, emporté. Les cent pages du milieu m’ont semblé comporter parfois quelques longueurs (trop de drogues, trop d’amants !). Écrivant cela, je suis certain de croiser demain un ami au goût très sûr qui m’affirmera qu’il n’a aimé, quant à lui, que ces pages-là.
Littérature nomme le point où se déploient simultanément et inextricablement deux voyages dans le temps : celui dans la temporalité du récit et le voyage du lecteur dans le temps de sa propre existence, différent à chaque lecture, ouvrant des voies de hasard, répondant à de lointains échos. Cette expérience constitue le cœur de la jouissance de la lecture. Lisant Ce qu’aimer veut dire, j’ai été visité par des réminiscences de l’époque – il y a quinze ans – où j’ai lu le très beau Prince et Léonardours de Mathieu Lindon et où je me suis plongé avec admiration dans l’œuvre d’Hervé Guibert. Je sais que ces livres m’étaient des cabanes dans les arbres, des lieux habitables.
Chez Lindon comme chez Guibert, j’aime la grande liberté de la construction, des enchaînements vifs, joyeux, inopinés. Dans Ce qu’aimer veut dire, les digressions sur Flaubert, sur Willa Cather, sur Becket, sur Stifter et les éloges de la bonté. J’aime la joie des maladresses burlesques du langage, le fil en aiguille heureux de l’écriture, les pieds dans le tapis, l’humour rocambolesque des longues phrases étirées, sinueuses, aventurées. La causalité enfin conçue pour ce qu’elle est : une très longue blague.
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