Notre talentueuse contributrice Annabelle est une fidèle lectrice de Causeur. Suivant actuellement une chimiothérapie, elle nous raconte comment son magazine favori a failli être confisqué pour trouble à l’ordre public au sein d’un hôpital de province… Son témoignage nous a émus.
Nous sommes quatre femmes dans la pièce. Je les salue mollement et elles me répondent sans entrain. Aucune de nous n’a envie d’être là. Cette nouvelle journée de chimiothérapie, pourtant indispensable à notre survie, s’annonce interminable et douloureuse. J’observe mes compagnes d’infortune. Une jeune femme à peine majeure, probablement étudiante, a le regard rivé sur son téléphone portable et je devine, au geste machinal de son pouce, qu’elle y fait défiler de courtes vidéos. Une retraitée regarde par la seule fenêtre de la pièce, mains croisées sur ses genoux. Elle semble fascinée par le ballet incessant des voitures sur le gigantesque parking de l’hôpital.
Une fois mes perfusions en place, je m’installe confortablement puis dégaine avec une impatience non dissimulée le Causeur n°131 acheté la veille. Me voyant faire, la troisième femme, une quarantenaire dont j’apprendrai plus tard qu’elle était institutrice, dégaine de son sac à main un gros roman, l’ouvre, s’y absorbe quelques minutes seulement avant de le refermer en s’adressant à moi : « Vous arrivez à lire vous ? » Je soupire. Je n’ai pas envie de lui mentir. Non, c’est difficile. Souvent ma vue se trouble et je dois interrompre ma lecture pendant un long moment. Parfois je dois lire plusieurs fois le même paragraphe pour en saisir le sens mais je persévère malgré tout parce que les mots, que je les lise ou les écrive, c’est toute ma vie.
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« Causeur, c’est pas un magazine people ? », me demande la retraitée. « Non, ça c’est Closer !», lui répondis-je, légèrement vexée. Interpellée par la couverture, elle me demande de lui faire lecture de l’article sur Donald Trump. Je m’exécute avec un plaisir non dissimulé. Elles m’écoutent toutes deux religieusement avant de donner leur avis. Le débat est lancé. Très vite, elles requièrent la lecture d’un autre article qui donne de nouveau lieu à une vive discussion. Les esprits s’échauffent. Le ton monte. Je me fantasme en Élisabeth Lévy sur le plateau de Pascal Praud ou animant une table ronde à la manière de Sophie de Menthon. Mes voisines ne semblent pas m’en tenir rigueur. Il nous reste si peu de choses et, fort heureusement, le droit de rêver en fait partie.
À ma grande surprise, l’étudiante a posé son téléphone portable et semble désormais nous écouter avec intérêt. J’en profite pour l’interpeller, lui demandant son avis sur un sujet. Elle hésite un peu : « Je préfère rien dire parce que je suis pas d’accord !» Je crie presque malgré moi : « Raison de plus ! Explique-nous pourquoi ! » Elle se lance assez maladroitement et, faute de trouver facilement les mots pour exprimer sa pensée, dégaine son téléphone pour utiliser ChatGPT. L’institutrice lui adresse un regard si noir qu’elle interrompt son geste, soupire et fait une nouvelle tentative d’argumentation. La retraitée l’aide un peu et nous voilà désormais quatre à débattre des sujets d’actualité. Tendre revanche sur un monde qu’on pensait arrêté et qui croyait continuer sans nous !
La discussion bat son plein. Nos électrocardiogrammes s’affolent au point qu’une infirmière passablement énervée finit par faire irruption dans la pièce : « On peut savoir ce qui vous agite autant ? » De peur de me le faire confisquer, je m’empresse de cacher Causeur sous mes draps à la manière d’une petite fille fautive. « La vie ! c’est la vie qui nous agite ! », lui répond la retraitée avec une énergie qui nous surprend toutes. La nuit est tombée et nos traitements sont terminés. La jeune fille me confie en partant : « Vous savez, plus tard, je voudrais bien faire des études de sciences sociales. » Je l’y encourage tout en songeant que, statistiquement, seule la moitié des femmes de cette pièce réussiront à passer l’année. Quand vient mon tour de partir, je refuse poliment le brancard que l’ambulancier me présente. Non, ce soir, je me sens capable de marcher.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
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