À l’occasion du numéro 100 de Causeur, Natacha Polony rappelle que dans la guerre de l’attention du lecteur, Marianne et les autres titres de la presse sont loin d’être nos seuls concurrents…
Il faut une sacrée volonté pour créer de toutes pièces un journal. Franchement, à l’heure du grand vacarme et de l’insignifiance, déployer des trésors d’énergie pour parler à un public, pour bâtir une cohérence, pour décoller les lecteurs de leur smartphone et leur offrir du temps long, du recul, de l’esprit… Nul ne mesure aujourd’hui tout ce qui concourt à détourner les citoyens de l’entreprise exigeante de lire la presse. Causeur, inlassablement, depuis son premier numéro, s’est attaqué à chaque obstacle, s’est confronté à chaque difficulté. Parce que, soyons clair, les concurrents ne sont pas seulement les autres journaux. Quand le pouvoir d’achat devient un sujet, la presse est en concurrence avec les innombrables abonnements, avec les autres sollicitations sur l’immense marché de l’attention. Deezer, Netflix, Amazon Prime… Il y a bien sûr les quelques résistants qui refusent de basculer dans le nouveau monde. Mais les autres, il faut les convaincre, à chaque numéro, à chaque article, que leur cerveau sera mieux nourri par une réflexion impertinente et bien anglée que par les trépidants rebondissements d’une série à succès.
Et puis, il y a ce rétrécissement étouffant de l’espace démocratique. Causeur, comme son nom l’indique, se veut depuis l’origine un « salon où l’on cause ». Le lieu, donc, de la délibération. Et, pour reprendre l’une des expressions favorites de la taulière, de « l’engueulade civilisée ». Parce que la démocratie, c’est cela. Cette capacité à discuter avec l’autre, celui qui ne pense pas comme nous, celui qui nous horripile. Comme si, depuis l’origine, parce qu’elle avait déjà subi les invectives et les injonctions de ces « maîtres censeurs » contre lesquels elle n’a jamais renoncé à ferrailler, Élisabeth Lévy avait eu l’intuition que la question allait se poser de notre capacité collective à accepter la contradiction. D’aucuns accuseront les réseaux sociaux et leurs algorithmes, d’autres le sectarisme croissant d’une classe médiatique qui se prend pour un clergé… Si l’autre est un salaud, s’il est dans le camp du mal, on ne discute pas, on ne partage pas l’espace démocratique avec lui, on le fait taire.
D’ailleurs, elle est amusante, cet exergue qui accueille le visiteur dans ce salon : « Surtout si vous n’êtes pas d’accord ». Élisabeth Lévy ou le plaisir du contre-pied. L’art de n’être jamais là où se réfugient les autres. Comment faut-il la lire, cet exergue ? Pas seulement comme une invitation lancée aux mécontents, à ceux que l’offre idéologique et médiatique laisse sur leur faim. Finalement, plutôt dans l’autre sens : fréquentez ce salon, surtout si vous n’êtes pas d’accord avec ce que vous y lirez. Une rubrique incarnait, durant quelques numéros, cette invite : « Viens le dire ici si tu es un homme ». Elle n’a pas duré, tant sont peu nombreux ceux qui aiment se confronter à la contradiction, même quand on les sollicite avec humour.
Pour toutes ces raisons, Causeur est là, porté par la ferveur de sa patronne, et c’est un bonheur de venir s’engueuler dans ce salon.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !