Moi aussi, l’espace d’un instant, j’ai été Jean Moulin. Lorsque Gil Mihaely m’a annoncé qu’après un contrôle URSSAF[1. Dont nous nous sommes honorablement sortis, grâce au sérieux avec lequel Gil tient la boutique.], Causeur avait été élu pour subir un contrôle fiscal, j’ai compris l’exaltation que semblent éprouver quotidiennement mes heureux confrères spécialisés dans le journalisme de résistance.
Après avoir vérifié qu’il n’y avait pas le moindre nazi en vue, j’ai trouvé ça délicieux. « Ils veulent nous abattre ! C’est la preuve que nous dérangeons ! », ai-je pensé, en me demandant quelle robe on mettait pour s’enchaîner à une grille. Ce frisson héroïque n’a, hélas, pas duré. Renseignements pris, notamment auprès de copains socialistes, il paraît qu’après cinq ans d’activité, il est normal d’y passer. Si on était du genre à râler, on remarquerait que les dévoués serviteurs de l’administration fiscale ont peut-être des tâches plus urgentes que de disséquer les comptes d’une honnête entreprise qui crée des emplois, investit dans l’intelligence, mais se trouve encore en phase de développement – façon polie de dire qu’on n’a pas un rond. Qu’ils patientent, cette situation est très provisoire et rien ne nous réjouira plus que de contribuer à l’amélioration des finances publiques de notre pays (et de verser à nos actionnaires la juste rétribution de leur confiance). D’ici là, je crains que nos incorruptibles ne trouvent pas de cassette.
Dommage, on le sentait bien, le « Causeurgate » – les plombiers de l’Élysée, l’ordre discret de François Hollande à une barbouze : « Faites-moi taire ces emmerdeurs ! » D’accord, ce n’est pas le langage du Président. Si ça se trouve, il ne sait même pas qui nous sommes. Au cours de notre premier quinquennat, nous n’avons pas inscrit à notre tableau de chasse le moindre ministre, sous-secrétaire d’État ou conseiller général. Nul élu-n’écoutant-que- sa-conscience ne nous a fourgué l’enregistrement, conservé depuis des années – on ne sait jamais – d’une conversation embarrassante pour un rival politique. Aucun juge ne nous a transmis ses PV d’audition. Nous n’avons jamais été fichus de tuyauter le Parquet sur les turpitudes présumées d’un élu. Honte suprême, pas une fois nous n’avons informé nos lecteurs sur la sexualité d’un personnage public : le jour où les confrères se sont partagé les SMS de DSK, extraits du dossier « Carlton » par un ami de la liberté de la presse, ils ont oublié de nous inviter.
« Pour vous, les puissants sont au-dessus des lois », triomphent certains, rarement en retard d’une interprétation malveillante. Nous n’avons pas la même appréciation qu’eux de la loi ni de la puissance. Entre le ministre et le journaliste, entre l’élu et l’humoriste, entre le présumé innocent et le justicier autoproclamé, la partie est inégale, et pas dans le sens que l’on croit. J’avoue, pour aggraver mon cas, une indulgence coupable (y compris aux yeux de certains de mes camarades) pour les délits passés. J’attends de nos gouvernants qu’ils soient honnêtes, pas qu’ils aient été irréprochables depuis le berceau. Enfin, même une aussi noble fin que la moralisation de la vie publique ne me paraît pas justifier tous les moyens. Si on doit se salir les mains en fouillant dans les poubelles du ressentiment, qu’au moins cela soit pour y dénicher une pépite – et, tant qu’à faire, les preuves de son authenticité[2. Cela ne diminue en rien notre admiration confraternelle pour le courage d’Edwy Plenel, qui a réussi un pari culotté en adoptant un modèle payant que nous disions tous condamné d’avance. Longue vie, donc, à Mediapart, qui est presque notre jumeau (un faux jumeau, n’ayez pas peur).].
Nous ne saurions donc affirmer, comme autrefois un patron du Monde (qui en était fort aise) : Causeur fait peur !
Tant pis. Après tout, chacun son boulot. Le nôtre est de faire réfléchir, et rire quand nous le pouvons. Ce n’est pas aux politiques que nous voulons faire rendre gorge, mais au réel.
Obliger l’époque à livrer ses petits secrets, dévoiler la tectonique des plaques idéologiques à l’œuvre sous le tapis du débat public : voilà notre cahier des charges.
Certains pratiquent le journalisme politique, sportif ou culturel, d’autres le journalisme d’investigation. Nous avons choisi d’exercer un journalisme d’idées : tout d’abord parce que les idées (ou la réflexion) sont notre outil de travail – mais c’est ou cela devrait être le cas de toute la profession ; ensuite parce qu’elles sont le champ privilégié de nos enquêtes. Nous ne prétendons pas à l’impartialité : parmi toutes les idées qui circulent en liberté, nous avons nos têtes – qui ne sont pas les mêmes pour l’ensemble de la rédaction. Il nous importe en revanche d’offrir à toutes un procès équitable en donnant la parole à celles qui nous déplaisent. Nous croyons en effet que de la confrontation naît la raison. Question de goût autant que de principe : que serait la conversation sans désaccord ? Un salon où tout le monde pense la même chose serait ennuyeux à périr.
Le Président n’a sans doute pas le temps de lire Causeur (où il trouverait pourtant matière à cogiter). Heureusement, ses loisirs ne lui permettent pas non plus d’éplucher nos confrères. Il en aurait appris de belles sur notre compte : « Néo-réacs », « fachos spontex », « occidentalistes », « identitaires », « nationalistes », « islamophobes », et même, horresco referens, « sionistes » (je plaide coupable) ! En un mot, infréquentables.
Nous ne sommes pas des porcelaines chinoises : la polémique, même violente, ne nous effraie pas. La critique nous stimule, surtout quand elle est fondée, et elle l’est souvent. Mais nous aimerions être jugés sur ce que nous disons ou écrivons, plutôt que sur l’aimable raccourci qu’en fournissent des censeurs pressés (ou, qui sait, mal intentionnés).
Un intellectuel brillant, qui était autrefois un copain, m’a annoncé que nous étions désormais des « ennemis idéologiques ». Sauf que pour ça, il faut être deux. Désolée : à Causeur, nous n’avons pas d’ennemis, seulement des adversaires. Et ils sont toujours les bienvenus. Même toi, camarade.
Cet article en accès libre est issu de Causeur magazine n°1 (nouvelle série) d’avril 2013. Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous chez votre marchand de journaux le plus proche ou sur notre kiosque en ligne : 4,90 € le numéro.
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