Depuis la fin des années 1980, une partie de la mouvance antiraciste s’est islamisée. De la jonction entre les Frères musulmans et les Indigènes de la République est né un courant syncrétique rejetant la France. Enquête.
C’est une guerre de trente ans. De la Marche des beurs (1983) aux attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher et du Bataclan, une partie de la mouvance antiraciste a muté. Elle a commencé à s’islamiser dès la fin des années 1980, puis de plus en plus au cours de la décennie suivante sous l’influence des Frères musulmans, avant de converger avec le courant « décolonial » des Indigènes de la République, né en 2005, quelques mois avant les émeutes urbaines. Se nourrissant mutuellement, militants décolonialistes et islamistes partagent un même rejet de la France « islamophobe », une rhétorique, une stratégie de mobilisation et peut-être même un projet voisins.
Un processus bien particulier
David Vallat, sympathisant de la Marche des beurs converti à l’islam puis au djihadisme du GIA (aujourd’hui un repenti qui lutte activement contre l’islamisme en France), explique ainsi sa trajectoire : « En 1983, on se disait “enfin, il y a des gens issus de nos milieux qui vont peut-être nous représenter”. On a eu cet espoir-là. Et on a vite déchanté. On a vite vu l’arnaque avec les socialistes comme Julien Dray et Harlem Désir. Et ce qui nous a le plus choqués, c’était ce slogan, “Touche pas à mon pote”, qui était d’une condescendance crasse. Nous, on demandait la protection de l’État, l’égalité des droits, et eux ils nous donnaient la protection de nos concitoyens ! Comme si on était des sous–citoyens. Et puis, ce qualificatif de “beur”. Ça n’a fait qu’empirer dans les années et décennies qui ont suivi. C’est à partir de là qu’on a commencé à écouter la doctrine islamiste. »
C’est ainsi qu’une frange de l’antiracisme, majoritairement universaliste pendant les années 1980, a pris un tournant islamiste au cours des décennies 1990 et 2000.
Dès la fin des années 1980, le militant Toumi Djaïdja transforme en mosquée le local associatif de la Marche des beurs, dans le quartier des Minguettes (Vénissieux). Par la suite, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), issue des Frères musulmans, déploie son entrisme sur le mouvement, né comme elle en 1983. Les polémiques autour de l’affaire du voile au lycée de Creil en 1989 et la fatwa de l’ayatollah Khomeyni contre Salman Rushdie créent un climat idéologique propice à l’islamisation des banlieues. Des outils intellectuels et idéologiques sont alors mis à disposition des propagandistes. Ainsi, Yamin Makri et Abdelaziz Chaambi fondent la maison d’édition islamique francophone Tawhid en 1989 à Lyon. L’Union des jeunes musulmans sert alors de tribune aux thèses du jeune intellectuel Tariq Ramadan. Ces initiatives mettent l’islam à la portée des jeunes enfants d’immigrés. Signe des temps, le chef islamiste tunisien Rached Ghannouchi, annonce l’entrée de la France dans le Dar al-Islam (« Terres de l’islam ») dès 1990, traduisant les espoirs des militants islamistes vis-à-vis d’une jeunesse musulmane française qu’ils jugeaient jusque-là trop francisée et désislamisée.
Regardons en arrière
Passant sous les radars de l’État et des médias, tous ces éléments fermentent au cours des années 1990 pour aboutir à un moment charnière lors des émeutes urbaines de l’automne 2005, début de la décennie sanglante qui aboutira aux attentats de 2015.
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Rétrospectivement, les émeutes d’octobre 2005 donnent une signification particulière à la publication, en janvier de la même année, de l’« appel des Indigènes de la République », texte fondateur du mouvement décolonial français. Ce courant idéologique se situe au croisement de plusieurs traditions intellectuelles et politiques : le militantisme propalestinien et antisioniste (Youssef Boussoumah, Sadri Khiari), l’islam frériste (Karim Azouz), l’antiracisme issu du mouvement beur, et enfin les postcolonial studies et le black feminism américains. Le paradigme décolonial, mêlant grilles de lecture tiers-mondiste et islamiste, s’adapte aisément au contexte français. Ses militants postulent l’existence d’un « continuum colonial » porté par une « islamophobie d’État » structurelle, de la conquête de l’Algérie (1830) à nos jours. Par voie de conséquence, les « indigènes » musulmans continueraient à subir une oppression islamophobe qu’il conviendrait de renverser en « décolonisant » l’État et ses institutions.
Simultanément, l’année 2005 voit fleurir les études postcoloniales dans les universités françaises et le terme « postcolonial » investir les revues scientifiques dirigées par des universitaires qui sont par ailleurs militants antiracistes. Thèses françaises et anglo-saxonnes se nourrissent mutuellement à partir du rapprochement entre Houria Bouteldja et Ramon Grosfoguel, sociologue portoricain rattaché à l’université de Berkeley, figure de proue du mouvement décolonial américain. La porte-parole des Indigènes de la République Bouteldja intervient régulièrement à l’université de Berkeley, qui héberge de nombreux colloques sur l’islamophobie en France – son modèle de laïcité, perçu comme restrictif, fournissant une illustration contemporaine de la « colonialité du pouvoir ».
Islamisme, indigénisme, altermondialisme
Une nouvelle génération de chercheurs décoloniaux français, souvent formés aux États-Unis, commence alors à essaimer. On ne compte pas moins de 1 108 thèses de doctorat s’inscrivant dans le champ des études postcoloniales, toutes disciplines confondues, soutenues ou en préparation depuis le début des années 2000. La montée de ce champ d’études précipite une confusion déjà existante entre le milieu universitaire et le militantisme politique. Les Frères musulmans français s’engouffrent dans la brèche, à travers diverses structures, comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF, fondé en 2003), qui dénoncent une islamophobie d’État héritée de la colonisation.
L’hybridation du tiers-mondisme, de l’islamisme et du marxisme est symbolisée par l’invitation de Tariq Ramadan au Forum social européen en 2003, qui suscite une polémique. Une question divise alors les altermondialistes : faut-il inclure les partisans de l’islam politique dans des combats de gauche ? Les tenants de la « théologie musulmane de la libération », incarnée par Ramadan, saisissent l’occasion pour introduire la question du « racisme antimusulman » et de l’« islamophobie » dans le logiciel antiraciste de gauche. L’émulsion prend au sein du groupe trotskiste français Socialisme par en bas, mais aussi à Attac. Les militants indigénistes, comme Danièle Obono, membre de SPEB au cours des années 2000, puis de la LCR, aujourd’hui députée Insoumise, ou Sadri Khiari, responsable d’Attac Tunisie et véritable plume de l’appel des Indigènes en 2005, représentent cette tendance spécifique au sein du trotskisme.
Inversement, de plus en plus de prédicateurs et de penseurs salafo-fréristes mobilisent les thématiques décoloniales. Dans le monde francophone, une des figures principales de cette tendance est Aïssam Aït-Yahya. Dans un entretien accordé au collectif djihadiste français Ana Muslim, ce Franco-Marocain déclare : « Oui, c’est toujours le même problème, c’est toujours la même politique colonialiste et j’ai énormément travaillé dans le livre sur l’histoire algérienne. Pourquoi ? Parce que l’histoire algérienne, c’est une histoire fondamentale pour comprendre ce que le système en fait souhaite de ces musulmans. » Le cousinage idéologique permet parfois la transition de l’une à l’autre mouvance. En Belgique, au sein d’un groupe fondé à l’Université libre de Bruxelles (ULB) par le militant Souhail Chichah, certains étudiants sont ainsi progressivement passés du décolonialisme au djihadisme. On pourrait aussi citer l’exemple d’Abdellah Boudami. En 2012, il proteste, avec des militantes en burqa, contre la tenue d’une conférence de Caroline Fourest (jugée islamophobe) à l’ULB. Quelques mois plus tard, il quitte la Belgique pour la Syrie, afin d’apporter son soutien à « l’émergence […] d’une résistance islamique solide et cohérente, héritage d’une méthode et d’une pensée qui se sont construites en réponse aux agissements des États occidentaux sur les décennies précédentes ». La boucle indigéno-djihadiste est bouclée.
Sur les réseaux sociaux, les militants islamistes tentent de séduire les sympathisants décoloniaux en invoquant la colonisation de l’Algérie pour inciter les musulmans au repli communautaire ou à la hijra (l’exil dans un pays musulman). À chaque nouvelle affaire de voile en France, des chercheurs et militants rappellent l’existence de la campagne de « dévoilement forcé » utilisée par la France durant l’époque coloniale.
Cependant, l’influence du mouvement décolonial français ne se réduit pas à celle d’un vivier de recrutement jihadiste. Cette nébuleuse a réussi à se structurer durablement au sein des partis de gauche, de l’université, du militantisme islamiste, voire de certaines institutions républicaines – la quasi-totalité des militants décoloniaux acceptant de travailler avec les institutions publiques, ce qui permet d’obtenir des subventions, tout en fustigeant le racisme intrinsèque de l’État français. Pour autant, quelques failles stratégiques et idéologiques fracturent cette grande famille.
La première ligne de faille qui traverse les collectifs décoloniaux se joue autour de l’alliance ou de l’autonomie vis-à-vis de la France insoumise. À la suite d’un débat qui s’est tenu en décembre 2017 à La Colonie, intitulé « Mélenchon est-il notre pote ? », certains militants ont affirmé leur velléité d’entrer au sein du parti d’extrême gauche. Ce fut le cas de Danièle Obono, devenue depuis députée LFI. D’autres, comme les militants du PIR, ou encore le candidat de la liste Français et Musulmans, Jimmy Parat, ont incité leurs pairs à demeurer autonomes, pour ne pas répéter les erreurs commises dans le passé avec le Parti socialiste.
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La question du militantisme LGBT constitue une autre source importante de conflit au sein du mouvement décolonial : les homosexuels sont-ils les représentants d’un « impérialisme gay et oppresseur », comme on le pense au PIR ou bien d’un « groupe minoritaire opprimé », comme le défend le collectif Justice pour Adama) ?
Enfin, le rapport à l’islam divise profondément les collectifs. À la création des Indigènes de la République, le mouvement n’a pas de connotation religieuse, mais au début des années 2010, certains collectifs s’éloignent du PIR et commencent à utiliser un langage religieux plus affirmé. Cependant, cette dimension « islamique » demeure minoritaire au sein du mouvement décolonial et la tentative de rapprochement entre Houria Bouteldja et les Frères musulmans, initiée à la fin des années 2000, s’est soldée par un échec.
Les mouvements issus des collectifs « Indigènes » ont donc globalement réussi à imposer une « vision décoloniale » des sociétés occidentales (xixe, xxe, xxie siècles, même combat !) dans les partis de gauche, au sein de la recherche scientifique, du tissu associatif islamiste ou de quartier. Malgré un nombre réduit de militants et une représentation politique faible, le décolonialisme a su profiter des échecs de l’antiracisme. Qu’il s’agisse de faire converger les luttes de tous les « damnés de la terre » ou de rassembler l’oumma mondiale, décolonialistes et salafo-fréristes critiquent et déconstruisent radicalement les épistèmês d’un Occident qui, selon eux, n’a fait que changer. Pour ces deux types de pensée, une décolonisation complète nécessiterait d’imposer les systèmes de pensée du « Sud » aux sociétés du « Nord ». N’est-ce pas l’une des voies de l’islamisation ?
Si les décoloniaux demeurent flous quant à la définition exacte des « systèmes de pensées du Sud », les militants islamistes, eux, prônent ouvertement l’adoption de systèmes juridiques, sociaux et politiques à caractère islamique. Autrement dit, coloniser les anciens colonisateurs.