Le 11 août 2015, une dépêche AFP annonçait la mort du chef de l’organisation islamiste Émirat du Caucase, Magomed Suleïmanov, insistant sur sa prétendue allégeance à l’État islamique. Or, ledit « émir » n’a jamais rallié l’organisation qu’Abou Bakr Al-Baghdadi dirige des confins de la Syrie et de l’Irak. Loin d’être anodine, une telle erreur témoigne d’une méconnaissance des conflits internes qui minent la rébellion islamiste caucasienne.
Depuis 2007, l’Émirat du Caucase revendique la souveraineté sur la partie russe du Caucase et mène une guerre de basse intensité contre la Russie, marquée notamment par deux attentats retentissants à Moscou dans le métro en 2010 et à l’aéroport de Domodedovo en 2011. Après la mort de son dirigeant historique, le Tchétchène Dokou Oumarov en septembre 2013 (date donnée par ses partisans), son successeur, le Daguestanais Aliaskhab Kebekov, a connu des difficultés pour maintenir l’unité apparente de cette structure transrégionale. Il s’est officiellement rapproché d’Al-Qaïda à partir de juillet 2014 en soutenant Al-Zawahiri dans sa querelle avec le « calife » Al-Baghdadi en Syrie. À l’instar des théologiens proches d’Al-Qaïda (Al-Maqdisi, Abou Qatada,…), Kebekov a considéré Al-Baghdadi comme un imposteur. D’après ces théoriciens, seul le premier émirat islamique – celui des Talibans- aurait eu la légitimité de fonder un califat.
Le conflit souterrain entre Al-Qaïda et l’Etat islamique a poussé les groupes de la mouvance takfiriste à se positionner. L’Émirat du Caucase, sous la domination du Tchétchène Dokou Oumarov (2007-2013) avait su rester ambigu sur ses rapports avec l’ancienne organisation de Ben Laden. Ainsi, les deux plus grands spécialistes de cette organisation divergeaient : l’Étasunien Gordon Hahn considérait l’émirat lié à Al-Qaïda tandis que le Tchétchène Maïrbek Vatchagaev voyait dans cette lecture des choses une entreprise de désinformation russe. Avec son successeur Kebekov, l’alliance entre la multinationale de Ben Laden et l’émirat caucasien n’a plus fait aucun doute. Et c’est ainsi que, des plaines syriennes, le conflit entre Al-Qaïda et l’Etat islamique s’est déplacé dans le Caucase du Nord.
Dès décembre 2014, l’Organisation de l’Etat islamique a réussi à s’implanter au Daguestan, après la défection de dirigeants locaux de l’Emirat du Caucase. Tant et si bien qu’à la mort de Kebekov en avril 2015, l’Emirat s’est retrouvé dans une situation assez délicate : aucun leader ne s’affirmant, les émirs régionaux ont menacé de prêter serment au Califat. En juin 2015, une grande partie des leaders a ainsi prêté allégeance à Al-Baghdadi et crée la wilayat (région) du Caucase du Nord au sein du Califat. Une organisation islamiste concurrente de l’Émirat du Caucase est née.
À Kebekov a succédé Magomed Suleïmanov, connu pour ses positions virulentes à l’égard des ralliés à Al-Baghdadi quand il exerçait la fonction de qadi (juge suprême) de l’Émirat du Caucase. On ne peut donc pas décemment le dire proche de l’Etat islamique, comme l’ont fait une bonne partie des médias après sa mort la semaine dernière. Dans la mouvance jihadiste comme ailleurs, la realpolitik et les querelles d’ego prennent une place prépondérante. Terroristes, les organisations Al-Qaïda et Etat islamique n’en sont pas moins des groupes politiques avec chacune leurs intérêts…
*Image : wikipedia.
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