Serviteurs inutiles est, comme le rappelle l’exergue, une expression de Luc (17.10). Service inutile, c’était aussi le titre d’un recueil de Montherlant, dans les années 1930 ; Montherlant qu’on croit retrouver dans l’incipit où Bernard Bonnelle cite l’Ecclésiaste : « Malheur au pays dont le prince est un enfant »… Les rapprochements avec l’auteur des Jeunes filles s’arrêtent là, encore qu’une comparaison des Serviteurs inutiles avec les thèmes du théâtre de Montherlant ne manquerait pas d’intérêt.
Trois ans après Aux belles Abyssines, beau roman récompensé par le prix Nicolas-Bouvier, Bernard Bonnelle se lance ici dans le roman historique, défi d’autant plus difficile qu’il choisit une époque lointaine pour nous, le XVIe siècle des guerres de religion. Lointaine, vraiment ? Il y a peut-être des échos avec l’actualité de notre XXIe siècle dont on sait qu’il sera, selon la formule de Malraux, religieux ou rien… Telle est peut-être la question qui a mené l’auteur à son sujet ; à moins que ce soit, simplement, le résultat du hasard, ou la fascination pour ce temps où la religion était partout, où l’Ecriture habitait les mentalités et où la plupart des gens la prenaient au sérieux, jusque dans ses profondeurs métaphysiques.
L’action se passe dans le Périgord, où les combats entre catholiques et huguenots sont violents. Les héros, un père et son fils, symbolisent les deux attitudes extrêmes devant ces conflits. Le père, Gabriel des Feuillades, vétéran des guerres d’Italie, est un libéral avant l’heure, détaché du christianisme, hédoniste, pacifique, attiré en secret par une sorte de panthéisme païen. « Je rêve d’une autre religion, dit-il, toute nouvelle ou très ancienne, sans dogme ni culte, sans prêtres ni guerre, dont le seul exercice de piété serait la joie d’être au monde ». Le fils, Ulysse, est tout l’inverse : catholique intransigeant, belliqueux, prêt à tout. « Etre un homme libre, ça se mérite. Il faut faire des choix. Et il faut se battre ». Fatalement, ils se déchirent : le père ne comprend rien à la violence du fils, le fils vomit la tiédeur du père ; l’un prône le détachement (Eadem sunt omnia semper, sa devise – tout est indifférent), l’autre l’engagement. Y a-t-il une réconciliation possible entre ces options ? C’est le sujet du roman, dont la structure en soi est déjà une réponse : Bonnelle fait s’exprimer les deux personnages tour à tour, l’un par son journal, l’autre dans une lettre, comme s’ils se parlaient de loin, sans se croiser. Le ton du fils, du reste, est dénué d’ambiguïté : « J’aurais préféré que vous fussiez mort » – et de souhaiter mourir pour trouver, au Ciel, un « véritable Père ».
Nourri par une documentation solide mais jamais envahissante, le roman reconstitue finement l’atmosphère intellectuelle et politique de la fin du XVIe siècle, avec la cour itinérante, la Ligue, Henri III et ses mignons, Montaigne dans sa cour des aides. Les rapports compliqués entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, éternel problème de la pensée politique de l’époque, est savamment mis en scène à travers le désarroi d’Ulysse, que les volte-face de la monarchie désarçonnent. « Menions-nous le bon combat ? Naguère, notre foi catholique se confondait avec notre fidélité au roi, lieutenant de Dieu en France ? Se battre contre les huguenots, c’était se battre pour le roi. Puis le soupçon s’était insinué, la confiance s’était disjointe. Nous avons poursuivi la guerre pour la vraie foi sans le roi, puis malgré le roi, et désormais contre ce roi ». Bonnelle retrouve aussi le motif classique du retour du fils prodigue, et celui des liens du sang. Son écriture précise, tenue, soignée, donne au texte des allures majestueuses ; revers de la médaille, il en découle parfois une raideur, une froideur, qui figent les situations et donnent au texte un côté plus théâtral que romanesque. On ne le recommande pas moins pour son ambition, pour la richesse de ses sujets, pour son classicisme distingué et élégant, sur des thèmes inusables qui résonnent aujourd’hui.
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