Dans Le Point, Catherine Millet a fait allusion à Anne-Lorraine Schmitt, assassinée par son agresseur, en novembre 2007, alors qu’elle lui résistait. Pour l’écrivain, mieux eût valu céder au violeur et ainsi sauver sa vie.
Évoquer un fait divers sensible est toujours un exercice hautement périlleux. C’est ce que vient de faire à ses dépens Catherine Millet dans une tribune dans Le Point, en se référant, sans la nommer, à la triste affaire Schmitt, dans laquelle une jeune femme a été sauvagement assassinée après avoir opposé une résistance farouche à son violeur. Comparant avec une précédente victime de ce même criminel, qui avait gardé la vie sauve en cédant à sa demande, Catherine Millet trouve a posteriori regrettable l’attitude d’Anne-Lorraine Schmitt qui s’est sacrifiée sur l’autel de ses valeurs. La position de Madame Millet peut être résumée ainsi : mieux eût valu céder au violeur et ainsi sauver sa vie.
Précisons d’emblée que, jusqu’à preuve du contraire, la liberté d’expression est un droit fondamental en démocratie, et que cette opinion a droit de cité dans le débat public, d’autant plus qu’elle est sans doute assez largement partagée. Elle mérite cependant d’être contrée, notamment sur un plan philosophique. Pour répondre à la question de savoir s’il vaut effectivement mieux céder à un agresseur sexuel et conserver la vie, il est nécessaire de la décomposer en deux questions successives : est-il justifié de sacrifier sa vie pour des valeurs ? Si oui, est-il justifié se sacrifier sa vie au nom de la chasteté ?
Anne-Lorraine Schmitt est une héroïne
Les exemples sont nombreux dans l’histoire de ceux qui ont accepté de perdre la vie au nom de principes moraux. Il y a parmi eux ceux qui croient en un au-delà, et pour qui la vie terrestre n’est qu’une étape avant la vraie vie, la vie céleste. Ceux-là accordent nécessairement à la vie sur terre une importance moindre que ceux qui pensent qu’il n’y a rien après la mort. C’est pour leur foi en Dieu et en la vie éternelle que sont morts les martyrs chrétiens, Jeanne d’Arc et plus récemment des chrétiens d’Orient qui ont refusé de renier leur foi.
Mais point n’est besoin de recourir à la notion de croyance en une vie immatérielle pour justifier le fait de sacrifier sa vie. C’est au nom du respect des lois de la cité que Socrate a préféré rester emprisonné et boire la ciguë (bien qu’il ait aussi cru en un au-delà). C’est au nom de l’honneur qu’Hannibal s’est donné la mort pour éviter d’être fait prisonnier par ses ennemis romains de toujours. C’est au nom de la vérité que Galilée a refusé d’admettre le géocentrisme. C’est au nom de la loyauté que Jean Moulin a refusé de parler.
On pourrait étendre la liste à l’infini. Accepter de perdre sa vie au nom d’une valeur, d’un idéal, d’une cause (ou bien pour la vie d’un autre), s’appelle tout simplement de l’héroïsme.
Or, de nos jours, semble prévaloir une conception entièrement matérialiste de l’être humain, qui place la jouissance de la vie en valeur suprême, ainsi qu’un relativisme qui ne reconnaît aucune existence ou pertinence à toute notion morale ou plus largement immatérielle. Dans ce contexte matérialiste et relativiste, le comportement héroïque, quel qu’il soit, peut-il encore être jugé admirable si ce n’est seulement compris ? Car c’est bien d’héroïsme dont a fait preuve la jeune Anne-Lorraine, en préférant perdre la vie plutôt que de renoncer à ses principes moraux. Il ne s’agira aucunement ici de blâmer la première victime du bourreau, qui avait préféré sauver sa peau. Cela est bien compréhensible, et on se gardera d’émettre un jugement sur une situation critique dans laquelle on serait bien en peine de savoir comment on aurait soi-même réagi. Seulement, notre admiration est réservée à celle qui a véritablement fait preuve d’un comportement héroïque.
Anne-Lorraine Schmitt s’est défendue corps et âme
Une fois cette affirmation posée, il faut encore se demander si le refus d’un acte sexuel et donc la préservation de la pureté de son corps est de nature à constituer un acte d’héroïsme. Autrement dit, la chasteté dont il est question ici est-elle une valeur suffisamment noble pour exiger le sacrifice de sa vie ? L’appréciation de la noblesse d’une cause est éminemment subjective, et dépend de paramètres culturels, religieux, familiaux et personnels. Il est donc difficile d’affirmer que la cause ardemment défendue par certains n’en vaudrait pas la peine.
Même si Catherine Millet considère l’acte sexuel comme parfaitement anodin, et l’aborde avec un détachement total – et c’est son droit le plus strict – ce n’est pas le cas de tout le monde, et probablement pas de la majeure partie des gens. Elle se réfère à Saint Augustin pour postuler d’une séparation totale entre l’âme et le corps. Mais l’enseignement de St Augustin n’est pas de faire n’importe quoi de son corps sous prétexte que l’âme en serait dissociée. Il s’agit au contraire de ne pas faire de son âme l’esclave de ses passions corporelles, et de s’émanciper au mieux de ces dernières. Car si âme et corps peuvent être dissociés, ils n’en sont pas moins intimement liés. Et ce n’est pas en terre chrétienne, la religion de l’Incarnation, que l’on prétendra le contraire.
Si l’on considère que la vie est sacrée, ce qui est l’opinion de Catherine Millet, l’on peut considérer que le corps l’est aussi. C’est d’ailleurs cette sacralité qui a poussé un jour nos lointains ancêtres à ensevelir le corps de leurs défunts, pratique dont certains estiment qu’elle fonde notre humanité. Partant, les actes qui engagent le corps peuvent revêtir une dimension sacrée. Et l’acte sexuel est un acte éminemment engageant, n’en déplaise à ceux qui veulent à tout prix banaliser la sexualité. Il est en tout cas autorisé de penser que le corps est sacré, et que l’acte sexuel engage le corps et la personne entière, et donc la sacralité de la personne. C’était la conception d’Anne-Lorraine, et quand bien même on ne la partagerait pas, cette conception n’est ni ridicule ni insensée. Elle doit être respectée.
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