Professeur de littérature arabe et historien, Serafin Fanjul vient de publier un essai magistral, Al-Andalus. L’invention d’un mythe (L’Artilleur, 2017). En développant une réflexion poussée sur l’identité nationale espagnole, il bat en brèche le mythe d’un paradis multiculturel mis en place par les huit siècles de domination musulmane. En écho à l’actualité, il réagit ici aux arguments économiques et identitaires des indépendantistes catalans, pour lesquels Madrid et Barcelone sont irréconciliables. Entretien (1/2).
Daoud Boughezala. Depuis bientôt un siècle, l’ombre d’une sécession basque et catalane plane au-dessus de l’Espagne. Ces tensions ne sont-elles pas consubstantielles à la nation espagnole moderne ?
Serafín Fanjul. Il n’y a pas de séparatisme « consubstantiel » à une nation. Le séparatisme est toujours le résultat, d’une part, de facteurs sociaux, politiques et économiques et, d’autre part, d’interprétations idéologiques qui le promeuvent à long terme avec plus ou moins de succès. Tous les États européens dont la composition est hétérogène connaissent ce problème.
Au XIXe siècle, ce sont les Basques et les Catalans qui ont été les plus fermes défenseurs de la devise « Dieu, la patrie le et roi » (à laquelle ils ajoutaient les « Vieilles lois » c’est-à-dire les « Fueros », les fors français). Au cours des trois guerres carlistes, ils ont lutté en faveur du prétendant traditionaliste, don Carlos, et de ses successeurs, en revendiquant les Fueros que les libéraux de la nation avaient éliminés pour que l’ensemble de la population de l’Espagne ait les mêmes droits et devoirs, suivant en cela le modèle français qui représentait alors la modernité. À la fin du XIXe siècle, le fondateur du nationalisme basque, Sabino Arana, a défendu un ethnocentrisme basque. Il a crée un corpus idéologique et une armature politique sur lesquels se sont construits et développés au XXe siècle le Parti nationaliste basque et tout un mouvement indépendantiste. À l’origine, les composants idéologiques du nationalisme basque étaient ultra-catholiques, réactionnaires dans le domaine économique et expressément hostiles (pour ne pas dire méprisants et insultants) envers les « métèques », les émigrants des autres régions d’Espagne qui venaient travailler au Pays basque en raison d’une industrialisation rapide, surtout dans la province de Bizcaye.
Aujourd’hui, le régime économique spécial du Pays basque est de nos jours la source de graves tensions avec Bruxelles en raison de la « discrimination positive » qu’il établit en matière d’impôts, d’aide aux investissements, de franchises, etc.
Quid de la Catalogne ? Depuis quelques années, la région autonome semble se détacher irrémédiablement du royaume d’Espagne…
Rappelons que lors du référendum pour l’approbation de la Constitution espagnole, en 1978, le pourcentage des votes favorables en Catalogne était supérieur à celui de Madrid. Le Premier ministre Adolfo Suárez, a offert en 1978 au mouvement Convergencia y Unio, parti nationaliste catalan alors majoritaire, la possibilité d’adopter le même système que le pays basque. Mais les catalans l’ont longtemps refusé car ils jugeaient qu’il n’était pas suffisamment avantageux pour eux. Ce n’est qu’à la fin des années 2000, sous Zapatero, qu’ils ont commencé à le réclamer, alors que les conditions générales avaient changé et qu’il était devenu très difficile d’imposer aux régions les plus pauvres une nouvelle norme discriminatoire.
Le nationalisme catalan ne s’est-il donc pas toujours construit contre Madrid ?
Le mouvement politique catalaniste est né à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avec des cadres tels que Prat de la Riba, Cambó et Maciá. Il n’était pas à l’origine indépendantiste mais autonomiste. Très présent dans le milieu de la bourgeoisie catalane, il était rejeté par la gauche (socialiste et anarchiste) qui n’y voyait qu’une création du patronat et des propriétaires. Le catalanisme politique s’est affirmé juste après que l’Espagne a perdu Cuba (1898), lorsque les commerçants catalans ont été privés de leurs monopoles et privilèges économiques sur l’île, lesquels étaient à l’origine du malaise d’une partie de la population cubaine et ce qui d’ailleurs poussait cette dernière à réclamer l’indépendance. Un détail est révélateur de l’état d’esprit de l’époque : la nuit où le président américain McKinley a déclaré la guerre à l’Espagne, le Grand théâtre du Lycée de Barcelone a interrompu sa séance et la foule a écouté et applaudi, pendant deux heures, les discours et les proclamations enflammées en faveur de l’Espagne et contre les Yankees agresseurs.
D’ailleurs, durant un siècle et demi, la Catalogne a bénéficié d’un traitement économique spécial qui protégeait les produits catalans à l’intérieur du marché espagnol par des droits de douane élevés semblables à ceux en vigueur pour l’Angleterre et la France (surtout dans le cas des textiles). Ce traitement de faveur a canalisé les investissements de l’État espagnol majoritairement vers la Catalogne en provoquant la décapitalisation d’autres régions comme la Galice, l’Andalousie et l’Estrémadure. En réalité, même sous le franquisme, 70% des investissements de l’Institut national de l’industrie sont allés en Catalogne !
Dans ce cas, pourquoi l’Espagne peine-t-elle tant à rassembler son peuple sous la bannière d’un grand récit national ?
Depuis la Constitution de 1978, il n’y a plus de grand « récit » ou de « roman national », mais plutôt des versions distinctes d’événements semblables, notamment dans les livres d’histoire et de géographie de chaque communauté autonome.
Au XIXe siècle, tous les pays d’Europe qui ont identifié l’État et la nation ont développé des facteurs qui pouvaient favoriser l’unité et la cohésion en se référant à des éléments historiques communs, des coutumes, des droits consensuels, des langues et des intérêts économiques et spirituels. Ils l’ont fait tantôt à partir de modèles centralisés (France), tantôt à partir d’agrégations ou d’unifications (Italie, Allemagne). Dans certains cas, cela n’a pas été sans conséquences négatives pour les langues locales les moins répandues ou sans projections extérieures. L’Espagne ne s’est pas distinguée dans cet effort, bien que le poids économique du castillan ait porté préjudice à la langue basque, mais sans qu’il y ait eu pour autant de directives politiques édictées contre elle.
Cela n’a pas été le cas pour le catalan. Quant au galicien, bien qu’alors majoritairement utilisé par la population, il s’est vu reléguer à un plan secondaire en raison du prestige social attaché au castillan.
Comment le castillan, communément appelé espagnol, cohabite-t-il avec les langues régionales à l’école ?
Cela varie suivant les régions. Dans les écoles Catalogne, il est quasiment impossible de retrouver l’espagnol, une langue qui compte pourtant 550 millions de locuteurs à travers le monde… Au Pays basque, le castillan coexiste avec le basque. En Galice, dans la communauté valencienne et aux Baléares, il a de sérieuses difficultés. Je me demande d’ailleurs si on pourrait, de la même façon, écarter l’italien en Sicile, l’allemand en Bavière, le français en Corse ou l’anglais en Irlande du nord ! A Madrid, il n’y a pas le moindre ressentiment contre les catalans en tant que groupe humain parce que nous savons parfaitement tout ce que nous avons en commun.
Avec un tel niveau de défiance, craignez-vous une explosion de l’Espagne ?
Je ne crois pas. Il existe bien quelques autres exemples de nationalismes dans d’autre régions d’Espagne, notamment le nationalisme galicien, mais à court et à moyen terme ils ont bien peu de chance de s’affirmer comme des forces hégémoniques.
Au fond, à quand remonte l’idée d’une identité nationale et d’une conscience de soi espagnoles que le franquisme a ensuite essentialisée ?
Jusqu’aux XIIe et XIIIe siècles, il n’y a pas eu à proprement parler d’Espagnols, même au sens le plus large, bien que l’on puisse alléguer l’existence de textes antérieurs qui parlent de « toute l’Espagne ». En fait, le mot même « espagnol » est une création française qui reflète la manière dont, depuis la France, on percevait des traits communs aux gens de l’autre côté des Pyrénées.
Depuis l’arrivée des Romains (218 av. J.-C.) jusqu’à celle des musulmans en 711, il y a presque neuf siècles de romanisation (les wisigoths sont demeurés pour l’essentiel dans l’espace culturel latino-chrétien), mais il m’a toujours semblé abusif de considérer « espagnols », à partir de la seule géographie, les romains nés en Hispanie, comme les Goths du royaume de Tolède ou les musulmans d’al-Andalus qui, dans leur majorité ignoraient l’idée selon laquelle il y aurait plus tard, « sur la même terre », un pays appelé Espagne, avec une langue, une culture, des institutions politiques, juridiques et religieuses complètement différentes, sinon antagoniques.
L’idée essentialiste de l’Espagne, comme continuum historique, provient du XIXe siècle et il faut en chercher l’origine chez des penseurs et des historiens conservateurs et nationalistes bien antérieurs à Franco (par exemple Javier Simonet, Menéndez Pelayo, Vázquez de Mella, Ramiro de Maeztu ou Menéndez Pidal). Le principal représentant de l’idéologie essentialiste est l’historien Claudio Sánchez Albornoz, qui a été Président de la République en exil jusqu’à la mort de Franco, ce qui semble indiquer qu’il ne devait pas être très franquiste. Son œuvre est par ailleurs très vaste et techniquement digne de respect bien que je sois en désaccord avec son fil conducteur qu’il prolonge jusqu’à la nuit des temps. Mes désaccords avec Albornoz touchent un point crucial : sa vision idéaliste de l’Histoire le conduisait à considérer « espagnols » les musulmans habitants de l’ensemble qu’on appelle Al-Andalus.
à suivre…
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