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Gilets jaunes : mes réflexions sur la violence

La laideur de l'art urbain agresse l’œil


Gilets jaunes : mes réflexions sur la violence
Gilets jaunes, Bordeaux, pont d'Aquitaine, 31 décembre 2018, Credit MEHDI FEDOUACH / AFP

Beaucoup de nos hommes politiques ont dénoncé la violence que certains Gilets jaunes ont exercée contre des ronds-points, ouvrages d’art institutionnalisés et autres impostures que l’Etat a surchargées de sens. Or, la « bêtise » qui consiste à jouer avec le feu paraît presque vénielle comparée à celle du non-art officiel.


Que les choses soient claires : je ne me ferai jamais l’apologiste d’aucune forme de destruction ou de dégradation, même quand celles-ci visent des cibles haut placées sur l’échelle de l’exécrable. Qu’on m’accorde cependant le droit de ne pas me lamenter (et, éventuellement, de me réjouir dans un coin de ma conscience) lorsqu’une action délibérée ou un enchaînement de gestes accidentel frappe juste et fort. Et qu’on me laisse m’esclaffer tout mon saoul quand le chœur des pleureuses assimile à un acte de barbarie l’anéantissement d’un emblème de la vacuité contemporaine.

Et Castaner nous fit rire

Chose rare chez un ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner aura réussi à faire rire presque tout le monde avec son parallèle entre gilets jaunes et talibans destructeurs de statues millénaires : « Quand on en vient à attaquer des œuvres d’art (…), on oublie la liberté de création, on oublie au fond la liberté, tout simplement. Et on l’a vu dans notre propre Histoire. On a vu comment les Talibans ont attaqué les bouddhas géants de Bâmiyân, c’était en mars 2001. » Sans aller aussi loin dans l’audace comparative, les élus de la Vienne n’ont pas ménagé, après l’incendie de la Main Jaune du rond-point de Châtellerault, les déclarations où alternaient solennité accablée et indignation vertueuse. Pour Bruno Belin, président du conseil départemental de la Vienne, il s’agit d’un acte « triste comme la bêtise ». Pour Jean-Pierre Raffarin, c’est un « totem de l’identité industrielle et ouvrière de la ville » qui a été frappé au cœur. L’ancien Premier ministre y est même allé, pour l’occasion, d’une maxime bien frappée : « La destruction du fait culturel est de l’autodestruction ». Nos élites, qui n’ont plus le sens des drames que vit ce pays, ne se rendent pas compte que leurs efforts de dramatisation tombent irréversiblement à côté du sentiment commun.

La laideur institutionnalisée

Je ne peux pas m’empêcher, chaque fois que les discours officiels parlent trop haut et trop fort pour l’importance réelle de l’événement, de redistribuer à mon gré sarcastique les mots employés. « Totem » ? « Tristesse » ? « Destruction » ? « Fait culturel » ? « Liberté de création » ? Triste totem, en vérité, que cette main érigée d’où les voitures semblaient descendre sur l’avant-bras comme une cohorte de monstrueuses blattes : goûts et couleurs mis à part, la marque de l’imaginaire publicitaire y était plus flagrante que celle d’une quelconque mythologie collective. Que la construction ait été rendue possible par le mécénat et le travail de centaines de bénévoles n’y change rien : l’association d’élans désintéressés ne suffira jamais à transformer un gadget en emblème. La dimension symbolique, que je sache, a d’autres exigences. Triste « liberté de création », ensuite, que ce caprice d’un artiste auto-proclamé qui se prévaut de l’histoire locale et de la mémoire collective pour débouler sans rime ni raison dans l’espace public. Et triste « fait culturel » que cet acquiescement béat des collectivités territoriales aux fadaises, grimaces et contorsions plastiques habiles à se faire passer pour d’augustes gestes créateurs. Nous connaissons tous, hélas, de ces « œuvres » qui investissent désormais nos villes et leurs pourtours, avec la bénédiction d’édiles en proie à une terrible incontinence culturelle. J’ai toujours trouvé étrange que les réactions individuelles qu’elles suscitent à foison – réprobations, moqueries, dédain accablé, sarcasmes, colères – ne trouvent que rarement un débouché public. La fronde anti-culturelle n’est vraisemblablement pas pour demain. Il faut dire que le nouvel Évangile urbain, avec son volontarisme claironnant, s’emploie efficacement à renvoyer toute critique au rayon des vieilleries et autres ronchonnements d’arrière-garde. Sans compter que, sur l’échelle des calamités présentes, la laideur institutionnalisée reste un sujet faiblement mobilisateur, et qu’elle peut tabler sur cette faiblesse pour pousser toujours plus loin son expansion.

Où est la bêtise ?

J’aimerais demander aux outragés de tous bords où se trouve, en définitive, la plus forte concentration de « bêtise ». Dans le fait qu’une braise dormante, peut-être titillée par un idiot ou un irresponsable, a consumé un gadget grandiloquent ? Ou dans la farce sociale qui octroie à une lubie le privilège exorbitant d’occuper durablement l’espace public ? Difficile, en effet, d’ignorer que les ingrédients qui entrent dans la composition de ladite farce sont de très basse qualité intellectuelle et spirituelle : egos artistiques dérégulés, stratégies courtisanes, confusion obligée du travail créateur et du souci d’auto-publicité, complaisance inculte des structures publiques – et j’imagine que j’en oublie. La « bêtise » qui consiste à jouer avec le feu me paraît presque vénielle, comparée à celle qui s’ébroue, patauge et se démultiplie dans des eaux aussi bourbeuses.

Je ne veux pas accorder de signification excessive à un événement vraisemblablement accidentel : nous avons eu notre compte d’interprétations et de surinterprétations au cours des dernières semaines. Mais comment s’empêcher, dans certaines circonstances, de créditer le hasard d’une espèce de nécessité vengeresse ? Baudrillard disait souvent que le monde se révolte contre les logiques auxquelles on l’assujettit. C’est peut-être quelque chose de cet ordre qui s’est produit.

Des ronds-points citoyens

Car l’injonction régnante veut désormais que le moindre petit morceau d’espace soit enrôlé sous la grande bannière de la Signification : panneaux pédagogiques, plaques commémoratives, « lectures » de paysages offertes aux promeneurs, installations plastiques censées réveiller des lieux assoupis, monuments-symboles d’une l’identité territoriale, tout est fait pour qu’aucune portion du monde qui nous environne ne reste muette. Même un rond-point doit y aller de son bavardage esthético-citoyen. Il devient presque incongru de rappeler, face à cette logique de saturation, que notre appareil sensoriel, et notre regard au premier chef, ont besoin de jachères du sens : il ne saurait y avoir ni intelligence des choses ni sensibilité au monde dans un environnement qui nous harcèle de ses jacassements instructifs ou inspirés. Qui sait si le génie des lieux, ou ce qu’il en reste par temps de désastre, ne proteste pas contre l’envahissement de cette signalétique culturelle, de la même façon que la terre et l’eau se cabrent régulièrement contre l’artificialisation des sols ? Révolte par retour aux éléments primordiaux, aux décharges d’énergies fondamentales : je défie quiconque, devant le spectacle des flammes qui consumaient la Main Jaune, de ne pas s’être senti – au moins dans un angle mort de sa conscience, et pendant quelques secondes – libéré de la palabre bien intentionnée et de la bêtise éclairée qui nous asphyxient.

A tout prendre, Jean-Pierre Raffarin, en parlant de « destruction du fait culturel », a sans doute livré la formule la plus involontairement juste. Il y a eu, en effet, destruction d’un de ces emblèmes culturels qu’on nous assène comme autant de faits établis ne souffrant aucune contestation. Et il n’est pas nécessaire d’être un extrémiste pour juger que la culture, lorsqu’elle prend la forme d’un fait bardé de sa propre certitude, lorsqu’elle condense la sottise dont les Lumières à bout de souffle sont capables, mérite toutes les attaques et toutes les condamnations. Le feu, qui ne se laisse pas intimider comme les hommes par les fausses majestés, n’a pas hésité à tirer cette conclusion.

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est écrivain.

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