Comment hériter d’un pareil fils ? Quel péché avoir bien pu commettre contre le Ciel et contre les hommes pour avoir engendré un abruti de cet acabit ? Francesco n’est plus simplement l’idiot de la famille, il en est devenu la honte ; et les Bernardone, la risée du tout-Assise. Le gamin est revenu de la guerre, il y a été fait prisonnier et, au lieu de choper un bon gros syndrome de Stockholm comme tout otage qui se respecte, il a viré frappadingue. On l’a vu vendre les riches étoffes du négoce familial et en distribuer le prix aux pauvres. Et pas qu’une fois ! Le paternel, Pietro Bernardone, n’a plus d’autre choix que d’en appeler à la justice – il ne va pas laisser bousiller une affaire qu’il a mis trente ans à monter par un tel rejeton.
Il y traîne son fils – on a une fâcheuse tendance à tout judiciariser à l’époque. Dans les premiers mois de 1206, Francesco Bernardone se retrouve ainsi devant l’évêque, sur la grand-place d’Assise. Il se tait et se désape comme la première effeuilleuse venue. Il fait une boule de ses vêtements et la remet à son père. Désormais, on ne l’appellera plus Francesco, mais le « Poverello », puisque c’est « Dame Pauvreté » qu’il a choisie en épousailles. C’est avec elle qu’il prend le large. Casse-toi, pauvre pauvre !
Au début de ce XIIIe siècle qui voit François d’Assise prendre le froc, l’Italie est prospère. Une véritable renaissance s’est accomplie tout au long du siècle précédent. Les villes ont pris leur essor, les échanges commerciaux se sont intensifiés, l’économie monétaire a affirmé sa prééminence. On défriche les forêts, on assèche les marais. On se met à pratiquer l’assolement triennal. On augmente les rendements. On réduit les disettes et la misère. La pauvreté recule, tout en se rendant, par un mouvement d’exode rural, socialement plus présente et plus visible dans les villes. Mais, globalement, on s’enrichit. [access capability= »lire_inedits »]
Or, François d’Assise entonne un air tout différent. Alors que l’orchestre joue la partition de l’enrichissement, le fifre franciscain fait résonner la petite musique de l’appauvrissement. Au centre de son enseignement, il place l’évangile de Matthieu : « Je vous le dis : il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »
« Appauvrissez-vous » : c’est le cœur de doctrine originel du Poverello. Pour lui, la recherche de la pauvreté n’est pas une remise au goût du jour du vieil idéal stoïcien. Il ne s’agit pas de se détacher de « ce qui ne dépend pas de nous » pour mieux se retrouver soi-même et jouir de l’autonomie de son propre ego. Elle ne correspond pas non plus tout à fait – et c’est paradoxal – à l’idéal évangélique qui réclame aux disciples de rompre toutes les amarres pour accomplir leur ministère. Dans la première Règle de l’Ordre comme dans les Fioretti, la pauvreté est, par-dessus tout, une imitation mystique de Jésus. Le Christ était pauvre, François se fait pauvre. La Passion avait percé de cinq plaies le corps du Crucifié ; François sera le premier de l’histoire à en recevoir les stigmates.
Il serait hasardeux de tenir François d’Assise pour un décroissant, un indigné, un « résistant » aux bouleversements profonds de son temps. Les historiens les plus sérieux nous apprennent qu’il n’a jamais travaillé comme permanent dans un mouvement altermondialiste, mais qu’il a fait toute sa carrière comme saint dans l’église catholique, apostolique et romaine. Ce qu’il propose n’est pas un modèle social : il n’invite pas la société à s’appauvrir, pas plus qu’il n’incite les pauvres à la révolte, comme le fera, deux siècles plus tard, le réformateur radical Thomas Münzer. François exige de lui-même et de ses frères le dénuement – cet idéal lui survivra, sa mise en pratique beaucoup moins. Il montre simplement à ses semblables, par la vertu de l’exemplum, que l’enrichissement véritable n’est pas de ce monde et que nos activités temporelles nous divertissent – au sens pascalien du terme – de notre joie la plus profonde, c’est-à-dire de notre salut. François d’Assise est un partisan de la « pauvreté choisie ».
On ne demandera pas aux 8,2 millions de pauvres français que l’Insee recense dans sa dernière livraison de la revue Revenus fiscaux et sociaux de se réjouir de leur sort ni de s’en contenter. On se contentera de noter que la pauvreté n’est pas qu’une statistique, dont le calcul fluctue au gré des décennies – sur la longue durée, la pauvreté recule en France. Aujourd’hui, un couple avec deux enfants est considéré comme pauvre si ses ressources, après impôts et prestations sociales, n’excèdent pas 1 670 euros mensuels, c’est-à-dire 50 % du revenu médian. Il n’y a peut-être pas de quoi se louer un cagibi à Tribeca, mais là n’est pas l’essentiel. C’est La Bruyère qui écrivait : « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, qui ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. » Les pauvres ont la chance, eux, de ne pas en avoir. [/access]
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