À la rentrée, Cartouche, le film de Philippe de Broca sortira dans une version restaurée. En avant-première, Causeur vous en (re)parle (2/2).
Le talent de Philippe de Broca ne se résume pas à l’effronterie sauvage du jeune Belmondo ou le minois désarmant de Claudia Cardinale. Cartouche est une étude de mœurs sans les lourdeurs universitaires et les trémolos indignes. Il y a une pudeur qui touche en plein cœur, qui fouette les certitudes. Un soyeux dans les images et puis cette geste souveraine qui refuse la morgue. Philippe de Broca était un seigneur qui ne séduisait ni par la ruse, ni par l’esbroufe. Un maître admiré par Hollywood qui ne se contentait pas d’asphyxier l’écran par le mouvement, il portait l’estocade au plus profond de nos angoisses. Cartouche, prince des voleurs qui ravit la place de Numéro 1 à l’infâme Malichot (fantasmagorique Marcel Dalio) a le pressentiment de sa fin sinistre. Sa déchéance est inscrite dans ses gênes. Son déclin déjà programmé. Belmondo n’est jamais aussi convaincant que dans les demi-teintes et les rôles de flamboyants meurtris. Son désir brûlant de toujours amasser plus d’argent, de s’attaquer à des personnalités encore plus puissantes, d’avilir des gens bien nés ne suffit pas à calmer son amertume viscérale. On ne guérit pas de son enfance. Il y a des souffrances qui ne s’éteignent pas.
Cartouche désire ce que la naissance lui interdit
La beauté de ce film se niche dans les sous-bois, les interstices, les instants où les carapaces tombent, les êtres se livrent alors et s’offrent à nous dans leur déchéance ultime. Philippe de Broca ne s’est jamais remis de sa propre guerre. Certaines plaies demeurent à vif. La résilience n’y fait rien. Quand l’horreur a frappé, le souvenir de ces atrocités-là ne s’apaise pas. Philippe de Broca rejette les oripeaux de la guerre, la sienne celle d’Algérie et de toutes les autres. Il se moque des officiers inquisiteurs, des pertes humaines qui s’accumulent et des comptabilités déshonorantes. Mais, il pense toujours au public, à son confort et à son émotion, ce qui en fait une exception dans le giron de la Nouvelle Vague, son réquisitoire ne doit donc pas ennuyer. En outre, il déteste les donneurs de leçon, les vieux combattants sentencieux qui soliloquent. Il pratique l’art de la pirouette, il dénonce en feignant d’amuser. Le ridicule des champs de bataille, un thème sans cesse abordé dans son œuvre, la guerre vécue comme une mondanité par les généraux. Pendant que Monsieur le Maréchal s’amuse à colin-maillard, la bleusaille meurt sous la mitraille. Seule la figure de Noël Roquevert en sergent instructeur qui promet « la solde et les femmes » sauve l’honneur des armées par son sens du burlesque. Guerroyer ou faire des affaires, voler ou mendier, Cartouche a dépassé ces stades primaires. Il cherche son salut ailleurs. Il jouit peu de son trésor mal acquis. Il désire ce que la naissance lui interdit.
Gargantua à l’accent texan
Dans cette quête impossible, il est accompagné par un Gargantua à l’accent texan (Jess Hahn dit la Douceur), une force herculéenne nichée dans une innocence enfantine. Chez Philippe de Broca, l’amitié entre les Hommes est un fil invisible qui permet de tenir encore un peu, de s’épancher sans se vautrer dans les indiscrétions grasses. Jean Rochefort, cardinalesque sans moustache, florentin dans un bouge innommable est stupéfiant de distance et d’ironie. Ce gentilhomme égaré dans les bas-fonds illumine par son sens de la formule. Il est de ces amis qui repoussent le mal par un mot d’auteur. L’indigence ne peut l’atteindre car il survole le monde des vivants par une philosophie jouissive et fainéante. Cartouche est un film sur la guerre, sur la répartition des biens, sur le sens de l’Etat et sur le pouvoir interchangeable. Philippe de Broca n’est pas tendre avec les foules haineuses et versatiles quand la faim vient dérègler les sens et corrompre l’intelligence. Il se méfie des prophètes et des « lider maximo » qu’ils soient voleurs ou rois, élus ou auto-proclamés. Car, peu importe, que vous soyez bien ou mal né, votre vérité se dévoilera dans l’adversité, pourrait être la morale de ce film.
Femmes fatales
Et puis, comment ne pas évoquer le rôle des femmes dans Cartouche, faciles ou inaccessibles, à particules ou plébéiennes, épicentre de nos vies dissolues. L’intouchable Isabelle de Ferrussac (immaculée Odile Versois) et la déesse de Tunis, gitane charnelle à la voix éraillée, Vénus incarnée par Claudia Cardinale. Sa fidélité à Cartouche, son incandescence, cette peau chocolatée et cette moue solaire en font le témoignage vibrant d’un miracle sur Terre. Seul Philippe de Broca était capable de saisir cet émoi, la pureté des sens, en l’affublant de quelques colifichets et d’une robe persane jusqu’à la parer d’or dans son linceul. Par ces moments de grâce, Cartouche nous apprend à vivre plus intensément.
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