Notre chroniqueur s’est absenté quelques jours pour aller interviewer en Grèce les sieurs Périclès, Démosthène et Platon — des pré-boomers de son âge avec lesquels il persiste à conserver de bonnes relations. Il nous en ramène quelques considérations sur le devenir des civilisations, qui comme nous le savons, nous qui avons lu Paul Valéry, sont mortelles…
Le hasard a voulu que je me trouve en Grèce le 28 octobre. Jour férié, fête nationale qui marque le refus du dictateur Ioánnis Metaxás, le 28 octobre 1941, de laisser l’armée du Duce pénétrer en Grèce. À l’ultimatum de l’ambassadeur italien, Metaxás aurait tout simplement répondu « Όχι » — « Non ». Ou plus prosaïquement : « Eh bien, la guerre ».
Mussolini pensait occuper la Grèce pour freiner les ambitions d’Hitler de s’avancer jusqu’à la Méditerranée. Il croyait que Metaxás, qui dirigeait comme lui un régime autoritaire, le laisserait passer. Mais le dictateur grec a mis l’intérêt et l’honneur du pays avant ses convictions personnelles.
Quelques jours plus tard, une puissante armée italienne tenta de passer par le sud de l’Albanie, et se fit flanquer une pile par quelques régiments grecs motivés. Ce qui a obligé le Duce à appeler Hitler à l’aide.
Petite cause, grands effets. Les Nazis ont mis deux mois à réduire la résistance grecque, ce qui a décalé d’autant l’opération Barbarossa, prête à se déclencher.
Sans compter que la résistance grecque n’a jamais faibli, jusqu’en 1945. Au prix d’intenses sacrifices. C’est cette résistance face à la Wehrmacht que le Parlement européen, obéissant à Merkel et à l’ignoble Wolfgang Schäuble, son ministre des Finances, a sanctionnée à distance en imposant à la Grèce, depuis 2010, des mesures économiques qui l’ont laissée exsangue : le pays est plein de maisons abandonnées, d’usines désaffectées, et de tombes de retraités qui se sont suicidés, après que leur pension eut été divisée par deux.
En ce 28 octobre, manifestations militaires et civiles pour fêter la résistance à toutes les oppressions — y compris celle imposée par la « Troïka » expédiée là-bas par la CEE. Les élèves des écoles, endimanchés, défilent avec en tête le meilleur élève de chaque classe, porte-drapeau. Que diraient mes collègues si on leur suggérait de faire défiler leurs loupiots au son des hymnes nationaux, drapeau tricolore à la main ?
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En fait, contrairement à ce qui se passe en France, l’Histoire est enseignée en détail dans le cursus scolaire grec. Toute l’Histoire, depuis les cités-Etats antiques jusqu’aux horreurs contemporaines.
Ce qui m’amène à la seconde carte postale.
C’est la cinquième fois que je me rends en Grèce. Et j’ai toujours vu l’Acropole en réfection. Cette année encore, des échafaudages occupaient l’intérieur du Parthénon.
En fait, il s’agit davantage de consolidation que de réfection — il faudrait pour cela que les Anglais restituent à la Grèce les marbres du fronton du temple volés par Lord Elgin et exposées au British Museum. Parce que l’Acropole est en ruines depuis le Ve siècle av. JC. Ce sont les Perses de Xerxès qui l’ont démoli, de colère après leur défaite navale à Salamine. Et les Grecs de l’époque n’ont pas voulu relever ces ruines, afin que les générations à venir se rappellent l’horreur de cette occupation barbare. Tout comme nous avons laissé en place les ruines laissées par les Allemands — c’est leur spécialité, la fabrique de ruines — à Oradour-sur-Glane. Je regrette presque que nous ayons rebâti la cathédrale de Reims après l’incendie causé en 1914 par les Prussiens. À l’usage des générations futures, afin qu’elles sachent ce qui vient de l’Est.
La Grèce est un pays habité de ruines. De Mycènes, où habitait Agamemnon, jusqu’à Olympie ou Delphes, les ruines racontent une histoire terrible.
La plus terrible est à Mystrás, juste au-dessus de Sparte. Là se trouvait l’ancienne capitale, bâtie au XIIIe siècle, de Guillaume de Villehardouin. De splendides églises byzantines, que les Turcs, qui avaient pourtant fait de la ville leur capitale, ont détruite pour se venger de l’insurrection de 1770. D’admirables ruines, avec des fresques à demi-effacées, où errent des touristes transpirants, qui saisissent mal le symbole que représente ce pinacle de la chrétienté à demi-rasé par des Musulmans.
Dans la même journée, je suis passé aux Thermopyles, où Léonidas et ses 300 Spartiates résistèrent trois jours aux troupes de Xerxès, et à Marathon, où les troupes athéniennes flanquèrent une pile à l’armée de Darius qui tentait de débarquer en Attique.
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Aux Thermopyles, la mer a reflué de plusieurs kilomètres, et il faut beaucoup d’imagination pour reconstituer l’étroit défilé que gardèrent Léonidas et ses hommes. Un monument moderne, très inspiré par l’esthétique néo-classique d’Arno Breker, célèbre la bataille. Mais le souvenir le plus émouvant est sur la butte qui domine le site, et où ont été ensevelis les corps des hoplites morts jusqu’au dernier. Une plaque porte l’inscription suivante, attribuée à Simonide de Céos :
« Ω ΞΕΙΝ’, ΑΓΓΕΛΛΕΙΝ ΛΑΚΕΔΑΙΜΟΝΙΟΙΣ ΟΤΙ ΤΗΔΕ
ΚΕΙΜΕΘΑ ΤΟΙΣ ΚΕΙΝΩΝ ΡΗΜΑΣΙ ΠΕΙΘΟΜΕΝΟΙ »
Ou si l’on préfère : « Etranger, va dire à Sparte que nous sommes tombés ici par obéissance à ses lois. »
J’ai gravi la butte, et je suis tombé sur un contingent d’élèves de collège, amenés là par leurs profs, qui tressaient des couronnes d’oliviers, qu’ils ont religieusement déposées sur la plaque.
Que diraient mes collègues si on leur suggérait d’aller fleurir les monuments aux morts tombés en résistant à tous ceux qui au cours des siècles ont voulu envahir ce « cher et vieux pays », comme disait De Gaulle ? Pourtant, seule l’étude du passé fournit des armes pour gérer le présent. Sans les Thermopyles, Davy Crockett n’aurait pas eu l’idée de résister à l’armée de Santa Ana à Alamo. Ni à une poignée de soldats anglais de tenir bon face aux milliers de Zoulous à Rorke Drift, en 1879.
Une anecdote significative. En 1978, Ted Post a sorti un film, avec Burt Lancaster, intitulé Go tell the Spartans — l’un des meilleurs films de guerre jamais réalisés. Les producteurs français ont cru bon de le rebaptiser, pour la diffusion hexagonale, Le Merdier. Pensant sans doute que personne ici ne comprendrait l’allusion.
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Le niveau montait déjà.
À Marathon, un parc paysager planté d’oliviers pluri-centenaires et de cyprès a été conçu autour du tumulus où ont été enfouis les restes, après crémation, des 192 guerriers athéniens tombés dans leur combat contre les Perses. Pour se rappeler à jamais comment il faut traiter les envahisseurs. Miltiade, le génral victorieux, a dû penser, en voyant les Pertses se rembarquer précipitamment en laissant six u sept mille morts sur le terrain : « Qu’ils retournent chez eux » — et personne ne lui en a fait grief… Les Grecs n’ont pas offert aux Perses de prime de bienvenue, pas donné droit à la Sécu, pas inscrit leurs enfants à l’école. Suis-je clair ?
Et Marathon — le lien a été officiellement revendiqué — a donné aux révolutionnaires le courage d’aller affronter les Austro-Prussiens à Valmy, et aux Poilus de résister aux Allemands sur la Marne. Mais si on ne cesse de raconter aux enfants comment il con vient d’accueillir les envahisseurs…
Au passage, en douze jours, je n’ai pas rencontré en Grèce une seule femme voilée. Bien que le sultan laisse passer dans les îles grecques une foule de « réfugiés » syriens et autres, il n’y a pas d’Arabes en Grèce — comme il n’y en a pas, ou fort peu, en Italie ou en Espagne. Pas si bêtes : ils viennent en France, toujours bonne fille…
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