En cette année de coup d’État technocratique transalpin, l’Encyclopédie des nuisances publie, dans un seul volume de 150 pages, deux essais décapants de Piergiorgio Bellocchio : Nous sommes des zéros satisfaits et Limiter le déshonneur. Fondateur des revues Quaderni piacentini (1962) et Diario (1985), l’italien Bellocchio avait abandonné le confort douillet de la gauche radicale pour rejoindre la vraie marge, celle qu’honnissaient tout aussi violemment l’ultragauche que les ennemis démocrates-chrétiens.
Au fil de ses chroniques, les cibles de Bellocchio ébauchent un autoportrait indirect. Son sens de la cruauté va jusqu’à l’auto-flagellation lorsqu’il confie son plus grand mépris pour la profession de journaliste, qu’il a du reste exercée pendant la plus grande partie de sa vie. Ainsi nous apprend-il qu’au début du siècle dernier, « finir dans le journal représentait pour nos vieillards l’un des pires malheurs, une véritable honte […] Le métier de journaliste était considéré comme à peine moins infamant que la prostitution » ![access capability= »lire_inedits »]
Bellochio s’attaque aux détails presque insignifiants qui constituent notre pain quotidien : « jeunes » klaxonnant sans complexe sur la terrasse d’une pizzeria, monstruosité technologique des jouets offerts aux enfants pour Noël, tout y passe… Au sujet du Monopoly, allégorie foncière de la loi de l’offre et de la demande, Bellocchio relève le caractère irréaliste d’un monde où « les créances sont toujours garanties et les dettes toujours intégralement payées (lorsque le débiteur n’est pas en mesure de faire face à ses engagements, il fait automatiquement faillite, et c’est la banque qui pourvoit au remboursement des créanciers ! ». A l’époque (pas si lointaine) où il écrivait ses lignes, notre homme n’imaginait certainement pas que des agences de notation feraient tomber un Président du conseil libéral pour crime de lèse-austérité. Berlusconi, je pense à vous !
Pour autant, le moteur de Bellochio, ce qui le fait écrire, ce n’est pas la comédie politique, mais la mutation anthropologique survenue avec l’industrialisation à grande échelle qui a − assez tardivement − emporté l’Italie dans le flot de la déshumanisation. L’Homme nouveau, Mussolini en rêvait, le capitalisme l’a fait. En lisant Bellocchio, on songe aux inoubliables Écrits corsaires de Pasolini[1. Qui, entre deux poèmes écrits en patois frioulan, dénonçait le « génocide » culturel dont a été victime l’Italie traditionnelle au cours des années 1950-1960.] et à La France contre les robots du visionnaire Bernanos. Prisonniers de la logique quantitative, inaptes à penser la moindre alternative à l’imaginaire marchand, « nous sommes des zéros, des zéros programmés et, comble de l’ironie, satisfaits ». Rien que ça !
« Ni les Brigades rouges ni l’État »
Mais Bellocchio n’est pas réductible à l’indignation ou au désenchantement que peut susciter l’observation du monde qui vient. Ses Réflexions à voix haute sur le terrorisme et le pouvoir en agaceront plus d’un. On peut aussi les trouver poignantes. Témoin des « Années de plomb », il rejette en effet l’alternative simpliste entre angélisme et alignement sécuritaire. Pour cet anticapitaliste conséquent, le recours à la violence politique, enfanté par la « désagrégation » de la jeunesse, se révéla aussi criminel qu’inefficace, car « le terrorisme a été et est encore une véritable providence pour le pouvoir ». Bellochio recommande une amnistie de tous ceux qui renoncent à la violence, qu’ils viennent de l’ultragauche ou de l’ultradroite − qui furent après tout des filles de la même histoire.
L’Encyclopédie qui ne nuit pas à la santé
Dans son numéro d’été, Causeur magazine rendait hommage à la pensée et au travail d’éditeur de Jaime Semprun, fondateur de l’Encyclopédie des nuisances, prématurément disparu en août 2010. De l’urbanisation à la « nucléarisation du monde », l’EDN, revue mythique devenue une maison d’édition confidentielle et radicale, démasque nuisances et faux prophètes sans rien céder au progressisme. S’inscrivant dans la ligne du Guy Debord des Commentaires sur la société du spectacle et du film In girum imus nocte, les encyclopédistes éditent aussi bien George Orwell que le penseur taoïste Tchouang-tseu. Aujourd’hui, on peut lire les contributions régulières de Jean-Marc Mandosio (nouveau directeur de l’EDN) et de Baudouin de Bodinat dans les revues Fario et L’Autre côté.[/access]
Derniers ouvrages parus : Jaime Semprun, Andromaque je pense à vous (posthume, 2010) ; Jean-Marc Mandosio, Longévité d’une imposture : Michel Foucault (2010) ; Piergiorgio Bellocchio, Nous sommes des zéros satisfaits (2011).
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