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Carrefour, le pays où la mort est moins chère


Carrefour, le pays où la mort est moins chère

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Dans son dernier papier, l’ami Cyril Bennasar donne l’impression non pas de justifier mais d’expliquer la logique qui a présidé à ce qu’il faut bien appeler une exécution par cinq vigiles de Carrefour d’un jeune homme coupable d’un vol de canette de bière. Jusqu’à preuve du contraire, dans les dix commandements, « tu ne voleras point » arrive quand même assez loin derrière « tu ne tueras point » et, quelles que soient les circonstances, quel que soit le passé des uns et des autres, et même dans les sociétés primitives, comme les USA par exemple, pratiquant encore la peine de mort, aucun vol même le plus scandaleux n’est passible du châtiment suprême. Sinon, chez nous, il aurait fallu restaurer la guillotine pour mal de monde au moment des affaires du Crédit Lyonnais ou d’ Elf Aquitaine. On s’est contenté pour ces voleurs qui jouaient plutôt dans la catégorie « rétrocommissions sur frégates » que « canette de Bavaria » de les envoyer dans des quartiers VIP de la Santé, ce qui a pu leur permettre à d’écrire de bouleversants témoignages sur la condition pénitentiaire pour des à-valoir bien moelleux.

Et c’est très bien comme ça, d’ailleurs : justice est faite.

Dans l’affaire de ce pauvre garçon asphyxié sous le cul d’un vigile, on peut certes voir un fait divers. Seulement, et là Bennasar a raison, il n’y a pas de faits divers. Ou pour dire les choses autrement, le fait divers n’est jamais gratuit, il renvoie toujours à un état de la société. Longtemps, par exemple, avant l’américanisation du monde, le serial killer fut un phénomène anglo-saxon pour des raisons liées étroitement au puritanisme wasp qui entretient avec la sexualité des rapports complètements angoissés, voire schizophrènes. Stéphane Bourgoin, le spécialiste de la question, explique Cela très bien.

Dans l’affaire qui nous intéresse, il est d’abord utile de se souvenir que cela se passe chez Carrefour, vous savez l’enseigne dont l’ancien PDG a voulu partir avec plusieurs dizaines de millions d’euros d’indemnité alors qu’il avait à moitié planté la boîte et que des employés du côté de Bordeaux, exactement au même moment se battaient pour une augmentation d’1€ en tickets restaurants… Carrefour dont les méthodes de management par la terreur sont connues comme parmi les plus dures de la grande distribution. Une caissière soumise à des impératifs de rentabilité se plante dans le ticket de caisse ou fait une dépression nerveuse. Un vigile, lui, se met à tuer. C’est assez logique, et j’espère que les avocats de ces quatre hommes auront l’intelligence de jouer là-dessus plutôt que de tenter de salir la victime, qui répétons-le, quel que soit son pedigree, n’avait aucune raison de ressortir les pieds devant du pays où la mort est moins chère.

Plus généralement, ce fait divers pose également la question de la manière dont une société de plus en plus libérale assure sa sécurité. En théorie, dans le libéralisme classique, la sécurité fait partie des domaines régaliens de l’Etat, avec la défense, les affaires étrangères, la justice ou la levée des impôts. Il semble que ce soit de moins en moins le cas, ici comme aux USA d’ailleurs. Cela a commencé avec les polices municipales, devenues dans certaines villes comme Levallois de véritables gardes prétoriennes au service du maire. Cela s’est poursuivi avec des corps plus ou moins mixtes comme les agents de la sécurité de la RATP. Ce gouvernement ne cesse de dire qu’il aime la police nationale, celle qui est réellement formée, passe des concours difficiles, mais son impératif idéologique du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux s’applique aussi chez les pandores. La sécurité, c’est un métier, ça s’apprend et pas avec une formation bidon pour le neveu du maire qui va devenir chef de la police municipale de Loing sur Burettes et se prendre pour Rambo quand il surveillera la sortie des bals populaires.

Imaginez un instant que, pour raison de restrictions budgétaires, les polices privées et autres escouades de vigiles soient intervenues, même en partie, lors des révoltes de la banlieue en 2005. Alors que les forces de l’ordre ont fait preuve d’une abnégation et d’un sang-froid remarquables, limitant la casse humaine au maximum, on peut penser que les cohortes de flingueurs mercenaires auraient quant à elles laissé des dizaines de cadavres sur l’asphalte et le béton.

Les sociétés qui veulent survivre ont tout intérêt à confier l’ordre public et leur défense extérieure à des gens qui ne le font pas simplement pour une fiche de paie mais sont animés aussi par un minimum de civisme ou d’amour de la patrie. Sinon, on finit comme Carthage, pays de marchands qui confiaient la guerre à d’autres, vaincue par les légionnaires de Rome qui savaient eux pourquoi ils se battaient.

Nous n’en sommes pas encore là, nous n’avons pas comme l’Amérique en Irak employé les criminels de guerre de Blackwater, cette armée privée qui s’est sinistrement illustrées dans les combats de Fallouja.

Mais l’assassinat d’un jeune homme dans l’arrière-salle d’un hypermarché, n’est qu’un des premiers symptômes de cette privatisation de l’imprivatisable, si glorifiée aujourd’hui.

Le titre, hélas, n’est pas de moi mais de l’excellent recueil de nouvelles de Thierry Marignac, Le Pays où la mort est moins chère (Moisson Rouge éditions).



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