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Caroline de Haas, la fortune de la vertu

Des convictions et du commerce


Caroline de Haas, la fortune de la vertu
Caroline de Haas lors de la première réunion du Groupe F, un "mouvement féministe de masse de lutte contre les violences sexistes et sexuelles", Paris, 5 janvier 2017 ©Yann CASTANIER/ Hans LUCAS/ AFP

Au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, la militante féministe a contribué à faire adopter le texte qui oblige le secteur public à financer des formations contre le harcèlement sexuel. La militante a ainsi créé le marché de sa future entreprise A défaut d’être moral, tout est légal. Enquête.


 

Mai 2012. Caroline De Haas a 32 ans. Elle a suivi le parcours classique d’une militante socialiste de sa génération. Secrétaire générale de l’Union des étudiants de France (UNEF) de 2006 à 2009, administratrice de La Mutuelle des étudiants (LMDE) – et spectatrice passive de son naufrage (voir encadré) –, elle patiente quelques mois comme chargée de mission à Touristra, un opérateur de tourisme proche de la CGT, avant de devenir, en novembre 2009, attachée de presse du porte-parole du PS, Benoît Hamon. À la même époque, elle participe au lancement de l’association Osez le féminisme. En mai 2012, elle gravit une marche supplémentaire en intégrant le cabinet de la nouvelle ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem.

La petite équipe se bat pour exister et elle y arrive plutôt bien. En moins d’un an, le cabinet imprime sa marque à deux textes importants. Il y a d’abord la loi du 6 août 2012 sur le harcèlement sexuel, puis le protocole d’accord sur l’égalité professionnelle dans la fonction publique, signé le 8 mars 2013. Celui-ci débouche sur une « charte pour la promotion de l’égalité et la lutte contre les discriminations », signée le 17 décembre 2013 par l’État et les syndicats du public.

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Contraignante, la charte prévoit des « formations spécifiques » pour « connaître, prévenir et traiter le harcèlement sexuel et moral » et précise que « tout nouvel entrant dans la fonction publique devra recevoir une formation dédiée à ces problématiques » et aux « violences particulières faites aux femmes ». Soit, au bas mot, plusieurs dizaines de milliers de clients chaque année.

En mai 2013, Caroline De Haas quitte le ministère. Moins de trois mois plus tard, le 27 juillet, elle dépose au registre du commerce les statuts d’une société anonyme à actionnaire unique (SASU), nommée « Égaé, d’égal à égale », ayant vocation à dispenser des formations spécifiques pour connaître, prévenir et traiter le harcèlement sexuel et moral, à destination des employeurs publics…

Sur le moment, personne ne tique, excepté une vieille connaissance de Caroline De Haas, Baki Youssoufou. Ex-leader de la Confédération étudiante, un syndicat concurrent de l’UNEF, il publie en ligne, le 25 mai 2013, un texte cinglant : « Ce matin, après avoir lu le tweet d’une copine […] concernant une formation des élues locales et élus locaux dont le thème principal est “L’égalité femmes-hommes dans les collectivités : comment agir ?”, je me suis dit que moi aussi, je veux avoir mon projet irréalisable, mais qui va m’apporter du pognon. » Baki Youssoufou vient d’apprendre que Caroline De Haas allait donner des cours à l’Institut européen des politiques publiques (IEPP), un organisme de formation continue qui travaille beaucoup avec les maires et les parlementaires. « Elle devient donc formatrice des élus sur un sujet pour lequel elle était au ministère ? Mouais ! […] En gros, elle va présenter une sensibilisation qu’elle a réalisée pour le compte de son ancien employeur à des fins privées et personnelles. […] On peut avoir de sérieux doutes sur l’origine des données utilisées pendant cette formation », pointe Baki Youssoufou.

« Le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem était très resserré, cinq personnes, pas plus, souligne un ancien collaborateur du même gouvernement. Il ne fait aucun doute que Caroline De Haas a été associée aux travaux sur la loi d’août 2012 et la charte de 2013. Elle en connaissait les contenus et savait exactement de quoi les administrations auraient besoin en termes de formation. Quand elle était en fonction, elle a élaboré une session de sensibilisation au sexisme à destination des ministères, ce qui l’a mise en contact avec les référents “discrimination” des administrations centrales. Beaucoup d’entre eux s’ennuyaient. Leur fonction était peu valorisée. Elle s’intéressait à leur travail, elle a été bien accueillie. »

Tout ceci est-il bien légal ? Selon Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l’université d’Aix-Marseille, oui. « Aujourd’hui, ce serait peut-être différent, car une loi votée en août 2019 a précisé les contours du conflit d’intérêts pour les collaborateurs de cabinet. À ma connaissance, en 2013, en revanche, aucune disposition n’interdisait à une personne venue du privé de développer une activité de conseil après un passage dans un ministère, même dans des domaines en rapport avec ce ministère. » L’exemple vient d’en haut. D’Emmanuelle Cosse à François Fillon, en passant par Dominique de Villepin et Dominique Strauss-Kahn, de nombreux ex-ministres ont créé leurs sociétés.

Caroline De Haas © Hannah Assouline
Caroline De Haas
© Hannah Assouline

Un business rentable, mais fragile

Caroline De Haas assure avoir demandé le feu vert de la commission de déontologie de la fonction publique en 2013. C’est tout à son honneur. Comme le soulignait la commission elle-même dans son rapport annuel 2013, les personnes qui quittent le service de l’État « recourent rarement à la possibilité qui leur est offerte de saisir directement la commission » !

Celle-ci lui aurait interdit de travailler avec les services du ministère pendant trois ans[tooltips content= »Elle n’a pas souhaité répondre à nos questions, mais c’est ce qu’elle a affirmé à L’Express. Portrait publié le 16 mars 2017, sous le titre « Caroline de Haas, une pro de la com’ à l’assaut de l’Assemblée » »][1][/tooltips]. Si c’est exact, la commission aurait aussi dû se pencher sur le cas de Pauline Chabbert, associée de De Haas au sein d’Égaé. Elle a été en poste au ministère des Affaires étrangères de 2009 à 2013, comme responsable des questions de genre et développement. Dès sa première année d’exercice comme consultante spécialisée dans les questions d’égalité hommes-femmes, elle a travaillé pour le Quai d’Orsay et au moins deux de ses satellites, l’Agence française de développement et l’Institut français[tooltips content= »Pauline Chabbert a publié un communiqué de presse pour s’en féliciter le 21 octobre 2014″][2][/tooltips].

« Dans une telle situation, poursuit Jean-François Kerléo, ce n’est pas le consultant qui prend un risque, mais le fonctionnaire qui contractualise avec lui, car il peut commettre un délit de favoritisme ou de prise illégale d’intérêt. La jurisprudence est très stricte, à cet égard. Un simple lien d’amitié suffit. En avril 2018, la Cour de cassation a confirmé la condamnation d’un maire qui avait choisi pour un marché de BTP une société dont le patron était de ses partenaires de golf ! »

Caroline De Haas et Pauline Chabbert ne sont pas les seules membres d’Égaé à avoir travaillé dans un ministère. Une autre collaboratrice est passée par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle, rattaché à Matignon. Une autre encore a participé à la rédaction du « plan égalité 2014 » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Autrement dit, plusieurs collaboratrices d’Égaé ont en commun d’avoir traité, dans la sphère publique, les sujets sur lesquels elles vendent leur expertise dans le privé.

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Le chiffre d’affaires d’Égaé a progressé de 176 900 euros en 2014 à 502 000 euros en 2018. La société a dégagé un bénéfice en 2018 (58 000 euros) après trois exercices déficitaires. 2019 devrait être une bonne année. Égaé, associé à d’autres cabinets, a gagné deux appels d’offres totalisant plus de 1,6 million d’euros pour des formations à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes destinées aux ministères de la Santé, du Travail et des Sports. En y ajoutant les collectivités et leurs satellites, le secteur public représente la quasi-totalité de l’activité d’Égaé. Une position qui n’est pas sans risque. Si les fonctionnaires qui ont côtoyé de près ou de loin les représentants d’Égaé dans le passé commençaient à craindre les accusations de favoritisme, le vent pourrait tourner. D’où, sans doute, le besoin de se diversifier vers le privé.

Diversification à haut risque

Le cabinet s’y emploie. En 2017 déjà, choisi comme prestataire pour de la formation continue par un grand organisme paritaire (L’Agefos-PME), Égaé propose aux stagiaires « un accompagnement personnalisé, sur mesure, dans les locaux de l’entreprise[tooltips content= »Brochure Égaé du 18 octobre 2017″][3][/tooltips] ».

Mais Caroline De Haas le reconnaît sur son blog Mediapart, dans un billet du 19 mars 2019 : « vraiment très peu » d’entreprises se laissent convaincre. Jusqu’à plus ample informé, il y en a eu deux, Mediapart et le groupe Le Monde-Télérama. Chez ce dernier, la mission a débouché sur le licenciement de deux cadres de Télérama pour harcèlement et comportement sexiste, en mai 2019, sur la base des témoignages recueillis par une cellule d’écoute mise en place par Égaé. Un client prestigieux pour un résultat spectaculaire. Jusqu’à présent, en effet, les actions d’Égaé dans la fonction publique n’ont guère provoqué de remous, ce qui tranche avec la gravité de la discrimination quasi systémique décrite par Caroline De Haas. À Télérama, enfin, des têtes tombent ! Paradoxalement, cette victoire place Égaé en position vulnérable. Comme les deux salariés licenciés de Télérama ont saisi le conseil des prud’hommes, les conclusions de la cellule d’écoute seront examinées de manière contradictoire, sur la base du Code du travail.

En attendant la décision des juges, un autre élément peut inciter à la prudence les entreprises intéressées par les prestations d’Égaé. Au moment où le cabinet montait à Télérama ce dossier qui s’avère risqué, il assurait en parallèle un module de formation pour l’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE). Cet organisme de formation est rattaché au secrétariat général du ministère de l’Économie et des Finances, cotutelle, entre autres, de l’inspection du Travail… Le stade où le cabinet formerait des magistrats et des inspecteurs du Travail aux violences sexistes tout en étant partie prenante dans des plaintes en cours approche dangereusement. Un géant du conseil comme KPMG peut certainement cloisonner les missions assurées par ses centaines de consultants. Au sein d’une équipe de moins de dix personnes comme celle d’Égaé, c’est plus difficile.

Quoi que l’on pense de Caroline De Haas, de sa sincérité (probable), de son courage (indéniable) et de son sens de la mesure (inexistant), elle sera probablement appelée à choisir bientôt. Conseil en ressources humaines ou agitatrice ? Le premier rôle paye bien. Le second lui va peut-être mieux.

Janvier 2020 - Causeur #75

Article extrait du Magazine Causeur




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