L’UE: y rester ou la quitter ? D’un café du commerce à l’autre, la question est brûlante et il est difficile d’y réfléchir sans céder à un pathos très vite ridicule et trop vite sclérosant. Heureusement, Caroline de Gruyter réfléchit pour nous, et son dernier livre, Monde d’hier, monde de demain, confère assez de hauteur pour repenser l’Europe.
Le sous-titre du dernier livre de Caroline de Gruyter, Un voyage entre l’empire des Habsbourg et l’Union européenne, donne le ton. « Depuis plus de vingt ans, dit-elle, mon métier consiste à commenter l’actualité européenne pour la presse et les médias ». Elle a pour cela passé plusieurs années à Vienne, nouveau centre névralgique des relations Est-Ouest, ancien et nouveau nid d’espions. Entre H&M et Amazon, ses repères n’étaient pas les mêmes que ceux de ses voisins. « Dans le cas des Habsbourg, le récit canonique présentait l’empire comme un régime ayant tyrannisé divers peuples qui finirent par se soulever et s’affranchir de son joug. Au début du XXe siècle, les temps étaient mûrs pour leur libération… Tel était l’esprit du temps, apprenions-nous à l’école. » Mais cette historiographie s’est heurtée à la tendresse viennoise pour l’ancienne dynastie, les anciens murs, le crottin des chevaux au travail dans la cour de la Hofburg — le palais des Habsbourg.
Elle acculture alors ses « antennes sociales, ses antennes historiques » à cette Mitteleuropa trop souvent restreinte aux drindls et aux schnitzels. On rit de ses aventures et on se moque gentiment de sa naïveté quand Karl Habsbourg — chef actuel de la famille — plagie ses propres travaux, devant elle, et sans la citer… Mais à travers cette étrangère plongée dans un milieu étranger, Néerlandaise évoluant dans une Europe autre que la sienne, on se demande ce que nous, Français, savons de ce même empire européen encore debout il n’y a pas si longtemps. La princesse Sissi était-elle le sosie de Romy Schneider ? Joseph II jouait-il aussi bien du clavecin que Jeffrey Jones dans Amadeus ? Les Autrichiens n’aiment pas Sissi, et Joseph II fut trop réformateur et éclairé pour ses contemporains. Partant de ces contradictions internes à l’Europe, Caroline de Gruyter décide de s’intéresser à cet univers délaissé. D’interviews en conférences, de lectures en expositions, elle s’aperçoit que l’empire des Habsbourg peut servir, et doit servir, de leçon d’histoire à l’Union européenne.
Toute ressemblance…
Les parallèles sont nombreux et les points communs sont tout aussi riches d’enseignement que les différences. Et aux non-convaincus, on ne peut que conseiller cette enquête de la journaliste. Sa mention d’Ehmer (« Au XVIII siècle, toute l’Europe se couvre de frontières. Au XIXe siècle, celles-ci sont démantelées… Au début du XXe siècle, pendant la Première Guerre mondiale, les frontières réapparaissent. Nous sommes apparemment à ce point du cycle. Nous voulons faire obstacle à la globalisation. Nous recommençons à élever des frontières ») montre que la fin de l’empire et l’existence actuelle de l’Union évoluent dans le même cycle de Kondratiev politique. Et les comptes-rendus qui ont été faits ici et là de l’essai de Caroline de Gruyter insistent assez sur la pertinence de ce parallèle.
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La conclusion de la journaliste parle d’elle-même : « Nous sommes condamnés à imiter les Habsbourg. Ne rien faire pendant un certain temps. Attendre qu’une grave crise éclate. Frôler la catastrophe en pensant: si nous ne faisons rien, tout va s’écrouler. Et alors, le couteau sous la gorge, lentement édifier des institutions communes. Juste ce qu’il faut pour ramener le calme. » Toute ressemblance avec des événements existants ou ayant existé serait, comme on dit, volontaire.
Pour apprécier pleinement cette réflexion, il est important de noter que ce qui sépare la quête de Caroline de Gruyter (l’édition originale néerlandaise date de mars 2021) de l’Union européenne d’aujourd’hui, c’est le 24 février 2022. C’est l’invasion de l’Ukraine par « l’ours russe » sur la queue duquel il ne faut pas marcher, comme disent les Autrichiens – qui, faut-il le rappeler, n’appartiennent pas à l’OTAN, du fait même d’une promesse faite il y a longtemps au bloc soviétique. Ce qu’Emmanuel Todd appelle Troisième Guerre mondiale a commencé. Crise de l’Euro, Brexit et Covid ont laissé place à une nouvelle crise existentielle de l’Union européenne : la frontière. Or l’Empire austro-hongrois intégrait une région d’Ukraine dont on parle beaucoup sans même savoir qu’elle existe : la Galicie, cette partie occidentale de l’Europe la plus orientale.
Ne serait-ce pas là, la principale leçon de la comparaison entre le « monde d’hier » et le « monde d’aujourd’hui » ? Ne devrait-on recentrer l’Union européenne ? Non pas derrière l’axe franco-allemand, non pas derrière la pax americana de l’Ouest qui l’avait emporté, avons-nous cru, sur la pax sovietica de l’Est ? « Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est sortie de l’Histoire. Le continent était en ruine. Les Américains se sont chargés de notre géopolitique. Sous leur parapluie, à l’abri des tempêtes, nous avons pansé nos blessures… ce qui nous arrive aujourd’hui ressemble à ce qui s’est passé en 1914 : nous découvrons que nous nous sommes trompés », explique Caroline de Gruyter.
La leçon de géopolitique de ce livre fascinant est là : nous devons sortir de nous-mêmes, et nous rappeler que l’Europe est un continent à part, frappé d’une double postulation. Voir ce qu’en dit Emil Brix : « En Europe, un fossé se creuse entre l’est et l’ouest, et en dehors de l’Union, celui qui nous sépare de la Russie s’approfondit ».
Nous autres, Européens de l’Ouest, ne sommes-nous pas trop loin de ce centre historique potentiel ? Nous autres Français, ne sommes-nous pas trop près de 1789 pour considérer, à froid, l’expérience de Joseph II, frère de Marie-Antoinette, la mangeuse de brioche ?
Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte
Caroline de Gruyter essaie pour nous. La Mitteleuropa s’est bâtie sur une identité tampon. L’empire des Habsbourg était une entité multilingue, multiethnique et — curiosité s’il en est — multiétatique. Charles François Joseph de Habsbourg-Lorraine était empereur d’Autriche et roi de Hongrie, il régnait sur le Kaisertum et sur le Königreich. L’histoire de la politique habsbourgeoise s’est édifiée selon le Fortwursteln et le Durchfretten (la navigation à vue et la débrouille), deux mamelles du destin équilibrant la perpétuelle concurrence des minorités tchèque, autrichienne, hongroise, ukrainienne… de cette entité. En est-il différemment de nos 27 ? La Cacanie que Musil, dans L’Homme sans qualité, voyait dans l’empire austro-hongrois d’avant 1914 est-il différent de notre « cacaphonie » à 27 ?
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Qui pourrait mieux confirmer ou infirmer ce parallèle qu’Otto de Habsbourg-Lorraine, premier Habsbourg, ni empereur ni roi, juste député au parlement européen ? Celui-ci « voyait dans l’unification européenne de l’après-guerre une espèce de remake de l’empire habsbourgeois. Une entité différente dans la forme, certes, mais très semblable dans l’esprit. » Caroline de Gruyter s’est posé la question avant nous : « Quel esprit ? » Et elle a répondu : « Otto avait déclaré « l’Europe est maintenant unie et on y va retrouver les traces d’une conception de la société semblable à elle qui caractérisait l’empire des Habsbourg. » »
Si donc cet empire n’était uni que par les divisions qui le constituaient, qu’est-ce qui explique sa longévité ? La devise des Habsbourg est un début de réponse : « Austria est imperare orbi universo », il appartient à l’Autriche de régner sur tout l’univers. Un mauvais coucheur, dans un mauvais café du commerce, dira que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. « On paye les retraites allemandes ? On subit la concurrence des camionneurs roumains ? » L’empire des Habsbourg était lui aussi une zone de libre-échange et une union douanière, avec une monnaie unique — le thaler… L’exemple habsbourgeois est éclairant quant à ce type d’union : trop de libéralisme tue le libéralisme. « La consolidation de l’empire austro-hongrois et la levée des barrières se sont accompagnées d’une visibilité de plus en plus grande des frontières linguistiques. » Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte.
L’unicité des marchés durcit de facto les mythes opposés et, parce que « chaque pays a sa façon d’enseigner l’histoire », l’Union européenne, dont l’an 0 n’est accompagné d’aucun mythe culturel, se fragilise. Hongrie, Pologne, Catalogne… Autant de terreaux où les nationalismes jouent sur la crainte que « nous ne devenions tous pareils ». Mais tant qu’il n’y aura pas de mythe commun, de langue, aucun risque, pas vrai ?
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Nous avons un hymne européen, l’Hymne à la joie de Beethoven sur un texte de Schiller ? Certes… Mais quand l’entend-on ? Et que dit-il ? Que le romantisme fut l’une des premières unions du continent… N’a-t-on pas orchestré son oubli via la déshistoricisation de nos programmes scolaires dénoncée par Jean-Paul Brighelli ? Le clivage hystérique des pro et des anti UE est la conséquence du rejet de ce que Caroline de Gruyter a la sagesse de reconnaître : «Il est bon de se poser des questions. D’accepter son ignorance. Et de cultiver le doute.»
Caroline de Gruyter, Monde d’hier, monde de demain, Actes Sud janvier 2023, 368 pages.
Monde d'hier, monde de demain: Un voyage à travers l’Empire des Habsbourg et l’Union Européenne
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