La médiatisation de l’épisode de Copiapo, au Chili, où 33 mineurs sont bloqués depuis le 5 août par 700 mètres de fond et devraient le rester plusieurs semaines encore, avait en quelque sorte été anticipée par Billy Wilder dans Le Gouffre des chimères, un film sorti en 1951.
Kirk Douglas, journaliste abonné aux chiens écrasés, s’emparait d’un fait divers dont il devenait à la fois l’acteur et le témoin : découvrant un homme emprisonné dans un gouffre rocheux, il organisait les opérations de secours dont il assurait en même temps la couverture médiatique. Il mettait tout en œuvre pour retarder la délivrance de la victime et maintenir ainsi l’intérêt journalistique. Avec sa noirceur habituelle, le cinéaste dénonçait le sensationnalisme et ses conséquences dévastatrices.[access capability= »lire_inedits »]
Dans la mine de San José, la fiction est largement dépassée.
L’axiome selon lequel un drame est d’autant plus vendeur qu’il est judicieusement scénarisé y est parfaitement mis en pratique. Il est vrai que tout le monde y gagne : le pays, qui retrouve une fierté grâce à ses mineurs, l’héroïsme de quelques-uns rejaillissant sur tous, le Président Pinera, qui a inauguré son mandat avec un tremblement de terre et un tsunami et souhaite laisser une autre image, la reconstruction patinant un peu, les propriétaires de la mine qui espèrent que l’engouement pour le feuilleton fera oublier les vraies questions sur la sécurité, sans oublier les familles qui trompent leur attente et la presse qui tient son public en haleine. Une aubaine, vous dis-je.
Victor Segovia, l’écrivain de la mine
Du point de vue du storytelling, la palme revient à Victor Segovia, l’un des sinistrés, bombardé, grâce à son journal intime « écrivain de la mine », un titre qui fleure la fausse admiration et le vrai mépris, par exemple quand on parle de son écriture ronde et enfantine. Voilà ce qu’on appelle désormais « informer » : révéler la supposée personnalité profonde des êtres qui se déploie grâce à l’épreuve, broder sur le moment crucial où l’éboulement de la galerie principale va transformer la chrysalide noire de charbon en un papillon céleste dont les mots s’envolent vers l’air libre.
Mais, pour que le conte enchante, il faut qu’il soit vrai. La ressemblance avec des personnages existants ne saurait être fortuite. Aussi les médias passent-ils au crible la vie de cet homme nanti de neuf frères et sœurs, père de cinq filles, séparé de son épouse et connu jusque-là pour jouer de la musique, pas pour aligner des phrases. Pas une parcelle de sa vie privée ne doit échapper aux projecteurs. Nous devons tout savoir de Victor avec la complicité, inconsciente ou volontaire, de ses parents qui, à la surface, se livrent une lutte impitoyable pour la captation du geyser de gloire venu d’en bas. D’un côté, les fidèles, la fille aînée, la mère, ceux qui l’ont toujours supporté malgré son caractère autoritaire et son goût prononcé pour l’alcool (mais à Copiapo, quel mineur ne boit pas ?), et les opportunistes, à commencer par Soledad, son épouse qui, telle la Pomponnette de Pagnol, revient attendre celui qu’elle a quitté il y a cinq ans − attendre les millions ou le voyage en Grèce promis par le Président Pinera, susurrent les mauvaises langues. C’est qu’au-delà du quart d’heure de célébrité parti pour durer quelques semaines, il y a les dons, les cadeaux. Et je gage qu’il ne faudra pas longtemps pour qu’un éditeur lui propose de publier un livre-témoignage intitulé Solitude d’un mineur de fond.
Dans le film de Wilder, la femme de la victime déclare au journaliste, dont elle est devenue la maîtresse : « Vous bénissez autant que moi ces rochers qui nous écrasent. » Verra-t-on bientôt Soledad faire une déclaration similaire devant les caméras ?
J’allais oublier le défilé quasi quotidien de ministres qui n’ont, semble-t-il, pas de travail plus urgent, les 33 maillots dédicacés par l’équipe nationale de football et les 33 chapelets bénis par le pape.
Sans vouloir jouer les oiseaux de malheur, je rappelle que le fait divers réel qui avait inspiré Billy Wilder, la chute d’une fillette de trois ans dans un puits abandonné, s’est mal terminé. L’émoi national, les milliers de badauds accourus sur les lieux et les moyens colossaux mis en œuvre n’avaient pas changé le cours des choses : la fillette avait été découverte morte et la foule s’était dispersée comme elle était apparue. De même que l’émotion suscitée par le séisme du 27 février 2010 s’est dissoute dans la mine, il est à craindre que les mineurs, une fois à l’air libre, retombent dans un anonymat aussi brutal et destructeur que leur subite célébrité.
Au fait, le titre original du Gouffre des chimères était Big Carnaval. On ne saurait mieux dire.[/access]
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