Quand j’ai appris qu’une exposition Carl Larsson était prévue à Paris, au Petit Palais, cela a provoqué en moi un léger choc. J’ai pensé que ça y était, on allait enfin redécouvrir le XXe siècle dans toutes ses composantes. Carl Larsson fait en effet partie de ces grands illustrateurs très mal connus du public français. Et pour cause : il appartient à cette sorte d’histoire sainte de la modernité qui nous tient souvent lieu d’histoire de l’art. Né en 1853 dans un milieu pauvre, Larsson suit ses études à l’Académie royale des arts de Stockholm. À 23 ans, il se rend en France. Pendant une dizaine d’années, il peint à Paris, où il retrouve la colonie des artistes scandinaves à Grez-sur-Loing (Seine-et-Marne). Il pratique avec mélancolie un naturalisme à la Bastien- Lepage. La transformation se produira lors de son retour définitif en Suède : il adopte alors un style graphique et lumineux, d’une tonalité résolument heureuse. Enfin et surtout, il se consacre à ce qui deviendra son thème central : la joie d’habiter. On ne sait pas encore que ces heureuses dispositions sont la matrice de ce qui deviendra l’« esprit Ikea ».
La maturité de Carl Larsson est dominée par une grande passion : l’aménagement de sa maison à Sundborn, en Dalécarlie, à 200 kilo- mètres au nord de Stockholm. Il s’agit d’une construction modeste, en bois, située au bord d’un ruisseau. Comme de nombreux couples qui s’installent, sa femme Karin et lui doivent mettre la main à la pâte. Ça tombe bien, Carl est un bricoleur hors pair. Il invente toutes sortes de meubles et de commodités, crée des décorations murales, construit de nouvelles pièces. Karin, mère de huit enfants, a renoncé, malgré un réel talent, à sa carrière d’artiste peintre. Mais elle s’occupe des textiles avec un goût plus moderniste que celui de son mari : tapis, nappes, rideaux, dessus de lits se multiplient à son initiative. Son activité s’étend aux vêtements. Elle mène, à l’échelle de sa famille, une petite révolution qui consiste à abolir les corsets féminins et à créer des habits amples, confortables et à son goût. Progressivement, c’est un projet global de mode de vie qui se met en place. Les époux s’appliquent à en diffuser les principes avec des albums illustrés publiés à des centaines de milliers d’exemplaires. Ils veulent démocratiser l’art et la culture pour améliorer la vie des gens ordinaires. Assez rapidement, leur maison et leur style de vie deviennent une référence pour les jeunes couples nordiques. C’est l’une des sources du modèle scandinave d’ameublement et de décoration intérieure. Ikea doit sans doute à cette famille une part de son succès planétaire.[access capability= »lire_inedits »]
Cette postérité tient probablement à quelques orientations simples. Tout d’abord, il ne s’agit pas pour les Larsson de disposer d’une maison bourgeoise. Ils n’en ont pas les moyens et encore moins le goût. Proches de l’anarcho-syndicalisme à leurs débuts, ils épousent vite l’aspiration des classes moyennes à une social-démocratie confortable. En ce qui concerne leur foyer, ils visent le plaisir qui consiste à habiter agréable- ment chez soi. Cela se traduit d’abord par énormément d’astuces qui contribuent au confort et à l’aspect pratique avec, par exemple, des meubles qui se replient ou s’escamotent ingénieusement pour libérer de l’espace. Abonnés à la revue anglaise The Studio et influencés par William Morris, les époux Larsson rejettent les objets industriels sans âme auxquels ils préfèrent l’artisanat inspiré par les traditions décoratives populaires. Ils sont également attachés à un idéal de vie, supposé suédois, où l’homme est en relation avec la nature. Anticipant la mode écolo, ils font la part belle aux matériaux naturels. Le bois, omni- présent, reste clair, notamment pour les parquets. De nombreuses plantes vertes agrémentent les pièces. L’éclectisme de leur goût pourrait nuire à l’unité d’ensemble. C’est tout le contraire.
Les Larsson sont aussi nourris par le graphisme et le mobilier japonais. « Le Japon est ma patrie », écrit Carl. Les époux privilégient donc les formes épurées, la géométrisation des lignes et la recherche de la simplicité. Ils créent des ensembles qui séduisent par leur clarté. Aussi ont-ils exercé une influence décisive sur le design du XXe siècle, qu’ils ont contribué à rendre plus humain et plus proche de la nature.
Carl Larsson continue cependant à peindre ou, plus précisément, à produire des illustrations. C’est sa propriété de Sundborn qui lui inspire ses œuvres les mieux réussies, en particulier celles de l’album Notre Maison (1894-1896), qui présente la vie idyllique de sa famille dans ce havre de paix rurale.
En ce qui concerne ces aquarelles, on est en droit de formuler quelques réserves. On peut s’agacer de cette tendance discutable à réduire l’existence humaine à un simple bonheur folklorique. August Strindberg, qui connaissait bien l’intéressé, a dénoncé une accumulation de « mensonges mièvres ». Disons-le franchement : les images de Larsson peuvent parfois paraître un peu bébêtes. Au début, je dois convenir que je les ai observées avec une touche de scepticisme. D’abord, parce que je ne suis pas très amateur de nostalgies identitaires. Ensuite, une telle accumulation de positivité me paraissait factice, voire anxiogène. Mais ces objections se sont évaporées au fil des planches. Je me suis abandonné à cette jouissance simple qui consiste à prendre plaisir à regarder. Cela m’a rappelé ces moments heureux de mon enfance quand je feuilletais les albums du Père Castor en compagnie de ma grand-mère. Cinquante ans après, le souvenir de ces instants me procure encore un sentiment agréable. Je dois admettre que cette expérience a davantage contribué à mon amour de la peinture que tout l’art moderne.
Larsson est d’abord un observateur. Il sait se mettre en quatre pour nous faire accéder à l’étonnante fantaisie du monde. Par exemple, quand il représente des plantes vertes posées devant une fenêtre, il ne se contente pas de disposer des taches de couleurs donnant une « impression » de verdure. Au contraire, il nous indique avec bonheur comment les tiges se développent et s’entrelacent, comment elles pendouillent ou se redressent. Il insiste sur le contour raffiné des feuilles. Il montre comment, à la façon d’une sorte de fugue végétale, elles se placent, se déploient et s’orientent, tout au long des rameaux. Il décline cette méthode qui lui réussit si bien avec les plantes pour les vêtements, les meubles, la vaisselle, les bibelots, les animaux domestiques – sans oublier ses enfants et sa femme, Karin, qui est aussi son modèle. En somme, Larsson ne recherche pas l’« autonomie » d’une peinture qui fuirait la réalité, il a une insatiable fringale de réel. Il a envie de dessiner tout ce qui l’entoure et de nous faire découvrir l’incroyable variété des formes existantes.
Si ses œuvres abondent de détails à savourer, jamais, cependant, l’excès de précision n’alourdit ses compositions, comme c’est souvent le cas chez les artistes trop méticuleux. Ses créations dégagent au contraire une étonnante sensation de légèreté et de clarté. Il a un talent particulier pour conjuguer un trait juste et une mise en couleur limpide qui annoncent l’invention, quelques décennies plus tard, de la ligne claire dans le domaine de la BD. Ce langage graphique cher à Hergé et E. P. Jacobs privilégie lui aussi, dans un style différent, les contours explicites et les colorisations simples. Et ça marche. C’est un peu comme quand on inhale de l’essence de menthe et que l’air pénètre dans les poumons : la respiration devient un plaisir inédit. Les aquarelles de Carl Larsson procèdent du même principe. Elles frappent notre rétine avec une sorte de lisibilité accrue. On éprouve une sensation agréable qui invite à regarder davantage.
Larsson n’est pas un cas isolé. Le début du XXe siècle abonde en illustrateurs de génie. On peut citer Arthur Rackham (1867-1939), Edmund Dulac (1882-1953), etc. Ces artistes ont en commun le choix d’une voie à peu près inverse de celle de la modernité. Le développe- ment de la photographie ne leur donne nulle- ment le besoin de se démarquer de l’idée de ressemblance. Ils ne prennent donc pas la direction d’une figuration de plus en plus interprétée, conduisant finalement à l’abstraction. Au contraire, ils continuent à s’intéresser au monde, et même de plus en plus. Ils ont ce souci nouveau d’aider à mieux saisir les formes du réel en le rendant plus lisible. Leurs images se lient aisément à du texte, comme c’est la vocation première de l’illustration. Elles s’enchaînent en formant d’authentiques narrations. On devine toute la contribution de ces créateurs à l’essor de la bande dessinée dans les décennies suivantes. De même, les relations entre Arthur Rackham et Walt Disney suggèrent que le film d’animation fait aussi partie de leur postérité. Au total, tout un courant que l’on pourrait qualifier de figuration populaire traverse le XXe siècle sans être référencé dans l’histoire de l’art, ou si peu.
Cette tribu artistique ne s’appuie nullement sur la prescription d’élites présumées, ni sur la mise en scène « d’avant-gardes ». Sa consécration n’est ni muséale ni universitaire : elle repose entièrement sur la ferveur populaire. Il suffit pour s’en convaincre de regarder ces enfants qui squattent les rayons des grandes librairies pour lire des BD. C’est un art de la représentation qui pousse de lui-même, comme croît l’herbe d’une prairie, poussée par ses racines.
À l’heure où une peinture internationale très figurative émerge, on perçoit déjà toute l’influence de ce réservoir d’expériences et d’images. Ainsi, un peintre comme Neo Rauch semble-t-il être tombé petit dans la BD. Leopold Rabus évoque Arthur Rackham. Muntean et Rosenblum traitent de la vie des jeunes adultes avec l’ingénuité de planches légendées. Jörg Lozek et Jarmo Mäkilä s’enfoncent, en véritables illustrateurs, dans l’enfance pour en révéler la déraison.
Carl Larsson meurt en 1919. Son œuvre connaîtra donc le destin paradoxal de nourrir une riche postérité, tout en restant ignorée par les historiens de l’art. Il faut donc rendre hommage au Petit Palais qui a organisé ces dernières années une suite d’expositions courageuses (celle sur Sert, en particulier) pour élargir notre vision du XXe siècle. Bienvenue, donc, au nouveau directeur, Christophe Leribault, qui reprend le flambeau en beauté avec cette rétrospective Carl Larsson.
Trait juste et mise en couleur limpide annoncent l’invention, quelques décennies plus tard, de la ligne claire dans la BD.[/access]
Carl Larsson, L’imagier de la suède, au Petit Palais, à Paris, du 7 mars au 7 juin 2014.
*Photo : wikimedia.
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