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Caravage et nous

Une exposition à Rouen et un film au cinéma


Caravage et nous
Riccardo Scamarcio dans le film "Caravage", actuellement au cinéma © Luisa Carcavale / Le Pacte

Rien de plus indiqué, en pleine campagne de sobriété énergétique et son lancinant « je baisse, j’éteins, je décale », qu’un film et une exposition sur ce génie de l’éclairage et de la lumière que fut le peintre italien Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le « Caravage » (1571-1610) !


L’exposition « Un coup de fouet », au musée des beaux-arts de Rouen (jusqu’au 27 février 2023), met en regard deux chefs-d’œuvre du grand maître lombard, tous deux peints vers 1607, Le Christ à la colonne, véritable joyau que le musée rouennais conserve depuis 1955 et La Flagellation du Christ prêtée temporairement par le musée napolitain Capodimonte. Les deux tableaux sont un manifeste de ce que l’on appelle, en peinture, le ténébrisme ou clair-obscur, technique dans laquelle Caravage a excellé et qui baignera l’art baroque – y compris la littérature – de ses contrastes tranchés d’ombre et de lumière. Rompant avec la tradition de l’arrière-plan perspectiviste, rompant aussi avec le sfumato (modelé vaporeux) de Léonard de Vinci, Caravage propose des fonds sombres, sans décor, et des personnages dont certains s’extraient de la nuit pour venir vivre, sous nos yeux, un drame qui hésite entre le gouffre et l’éclat. « Lumière qui déchire la noirceur » écrivait le poète fanco-espagnol Claude Esteban à propos de la technique caravagesque (L’ordre donné à la nuit, 2005) : c’est cette lumière si particulière, capturée par des apprêts de blanc de plomb, d’ocres, de poudre de pierre ponce et sable de rivière et par des glacis appliqués avant que la matière ne sèche, qui continue à donner au torse de ses Christ, au sein protecteur de sa Madone des Palefreniers, aux cuisses de son Saint Jean-Baptiste ou de son Amour victorieux, au bras décharné de son Saint-Jerôme écrivant, ou encore au cou généreusement tendu de sa Madone aux pèlerins, des accents de vérité et un relief inédit.

Cette « façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer dans l’ombre, les harceler d’éclat » (Claude Esteban) n’est malheureusement pas le choix esthétique retenu par Michele Placido, dont le film « Caravage » (L’ombra di Caravaggio de son titre original), sorti ce 28 décembre, s’intéresse davantage à la vie du peintre qu’à sa peinture. A l’exception notoire du tableau vivant recomposant La Mort de la Vierge (1605-1606), le réalisateur ne restitue pas la lumière caravagesque, mais fait alterner la pénombre des bas-fonds des villes où Caravage a séjourné avec la pénombre des palais où il a trouvé protection et appui, n’éclairant les visages et les corps de Riccardo Scamarcio, d’Isabelle Huppert ou de Louis Garrel que d’une lumière diffuse. Il faut dire que la vie de Michelangelo Merisi da Caravaggio, a de quoi fasciner et se prête d’autant mieux aux interprétations personnelles que les éléments et témoignages le concernant sont rares, comme le souligne non sans humour l’historien de l’art Claudio Strinati qui a eu l’occasion de rappeler que «  nous savons en fin de compte bien peu de choses de cette personnalité, aucun écrit, aucune lettre du maître, aucun témoignage permettant de mieux comprendre quelle était sa culture, comment il vivait l’amitié, quelles ont été ses vicissitudes sentimentales. » De même que l’on a attribué à Caravage « des tableaux d’une qualité et d’un intérêt contestables, mais également des croûtes abjectes qui ne sont même pas caravagesques », de même lui a-t-on prêté des vies assez différentes selon ses biographes, les uns penchant plutôt pour un individu « agressif, populacier, contempteur de religion, assassin impénitent et misérable proscrit », d’autres faisant à l’inverse de l’artiste « un intellectuel raffiné, profondément lié aux tendances de la Contre-Réforme, un esprit religieux (à sa façon) persécuté pour quelques méchants vers, mais généreux, avisé et décidément supérieur » (Claudio Strinati, Caravage, 2015). Le Caravage de Michele Placido est, quant à lui, un bretteur au grand cœur, un sanguin généreux, pas vraiment ivre de femmes, d’hommes ou de peinture, et qu’on voit moins intriguer pour obtenir l’appui des puissants ou se faire connaître d’une clientèle huppée, que caresser le dos flagellé des prostituées et revendiquer bruyamment le droit de faire des damnés de la terre les seuls modèles de ses toiles. On pensait qu’il était mort de malaria à Porto Ercole le 18 juillet 1610, alors qu’il s’apprêtait à regagner Rome d’où il avait fui après l’assassinat de Ranuccio Tomassoni, et où le Pape autorisait enfin son retour. Michele Placido le fait décapiter par le frère de Ranuccio et jeter à la mer sur fond de philosophie des univers infinis de Giordano Bruno. Pourquoi pas, après tout.

Caravage, La Flagellation du Christ à la colonne, Huile sur toile. © Musée des Beaux-Arts Rouen

Longtemps oublié puis réhabilité avec enthousiasme par un XXe siècle fasciné par la figure du peintre maudit passé en si peu de temps de egregius in urbe pictor à membrum pudridum et foetidum, Michelangelo Merisi da Caravaggio semble a priori bien peu accessible à notre XXIe siècle qui produit à la pelle des artistes sociétaux plus proches de chercheurs en Nature, Gender ou Decolonial Studies que de créateurs universels capables de tremper leurs pinceaux dans le cœur rouge sombre des hommes. Sa vie ombrageuse et dense peinerait à en faire l’icône néo-ascétique de sociétés occidentales décidées à mettre ce qui leur reste d’énergie collective à soulager le monde de leur empreinte carbone, mais aussi de leur empreinte historique et culturelle. La palette de ses émotions, tendresse, effroi, crainte, humilité, dépasse le binôme savoir-être/burn-out autour duquel se régulent les émotions contemporaines. Nourri de ses prédécesseurs, de Michel-Ange dont on retrouve le motif du doigt pointé en avant dans La Vocation de Saint Matthieu (1599-1600), de Léonard de Vinci auquel il reprend l’intérêt pour le sentiment, ou encore de Titien dont il poursuit la technique de la densité de la matière, il déçoit les inlassables théoriciens d’un art appelé, pour être valable, à proposer une  nouvelle lecture de ce que l’on ne cherche plus à connaître, à interroger toutes les formes de stéréotypes et à réactualiser machinalement l’iconographie en inversant les valeurs et les codes de représentation.

Et pourtant, Caravage intéresse et fascine toujours. On est davantage porté à lui attribuer de nouvelles œuvres (comme celle découverte en 2014 dans un grenier toulousain et vendue en 2019 pour un prix équivalent aux plus beaux Picasso, ce qui est rare pour une œuvre ancienne) qu’à pratiquer la culture de l’annulation en raison d’une conduite morale assez sujette à caution. L’intérêt qu’on lui porte vient sans doute de ce qu’il a ancré le catholicisme dans la banalité de la vie et le réalisme du quotidien, dans le contexte bien particulier de la Contre-Réforme qui, avec le Concile de Trente (1545-1563), proclame la légitimité des images religieuses (remises en question par le protestantisme) et leur vocation à sensibiliser le peuple au dogme de l’Église. Quant à la fascination, elle est peut-être à chercher du côté de la violence, celle de sa vie, celle de son œuvre surtout, dont on sent inconsciemment qu’elle nous parle du mal, de la lâcheté qui l’accompagne et de l’effroi qui le contemple. Biberonnés au « hastagpasdevague », nous nous retrouvons démunis face à toutes ces lames tranchantes, ces bourreaux, ces scènes de flagellation, d’égorgement et de décapitation, ces David et Goliath, ces Judith et Holopherne, ces Sainte Catherine d’Alexandrie qui continuent à nous parler de la nature humaine. Conditionnés par une réinterprétation politique du « clair-obscur » caravagesque qui, loin d’être le choc sans transition de l’ombre et la lumière est devenu, à l’aune des nouveaux discours politiques comme celui d’Emmanuel Macron sur un Napoléon dont « l’œuvre tout en clair-obscur » n’a pas livré encore « tous ses secrets » (5 mai 2021), une technique picturale d’un autre genre, une sorte de lavis politico-historique où effectivement, on baisse la lumière, il est temps de retourner voir les œuvres du grand maître lombard.

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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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